Théâtre du Jorat-Mézières – De l’art ou du cochon ?
François Morel revient dans le nouveau Théâtre du Jorat ces 11 et 12 juin dans un trio composé de lui-même et de deux de ses anciens comparses des Deschiens.

Qui ne s’est jamais retrouvé interloqué devant une œuvre d’art un peu trop conceptuelle ? Quiconque a vu Intouchables se souvient de cette scène lunaire où le riche Philippe veut acheter un nouveau tableau pour sa collection. Son auxiliaire de vie, Driss, s’exclame alors « Vous allez pas acheter cette croûte-là 30’000 euros ? Le mec, il a saigné du nez sur une compote et il demande 30’000 euros ? ». C’est tout le paradoxe de la chose artistique qui transparaît dans cette scène de quelques minutes à peine. Et c’est ce même paradoxe qui se révèle dans l’œuvre majeure de la dramaturge française Yasmina Reza, Art, présenté sur scène pour la première fois en 1994 et dont François Morel nous présentera une nouvelle version ces 11 et 12 juin en ouverture de saison du Théâtre du Jorat.
Un François Morel qui n’est pas inconnu du public du Jorat puisqu’il était déjà présent dans un tout autre registre en 2024 avec J’ai des doutes, reprise de textes de Raymond Devos et qui sera cette fois accompagné sur scène par deux de ses anciens complices de l’époque mythique des Deschiens sur Canal+, Olivier Saladin et Olivier Broche. Le trio s’empare donc de ce désormais classique de la littérature théâtrale francophone
traduit dans plus d’une trentaine de langues.
Avec François Morel et Yasmina Reza, ce sont deux monstres sacrés de la scène française qui se croisent. Le premier, comédien émérite et chroniqueur toujours pertinent d’humour et de pensées dans la matinale de France Inter est un symbole de polyvalence et un fin orfèvre de l’art théâtral. La seconde aura marqué le théâtre de ces trente dernières années par une plume incisive qui décortique avec autant de férocité que de tendresse des relations qu’un certain Nietzsche aurait probablement qualifiées de « trop humaines ».
Qu’en est-il de l’intrigue d’Art ? Art nous dépeint une entrevue entre trois amis, qui discutent ensemble du tableau que vient d’acheter Serge, l’un d’entre eux. Car il ne s’agit pas là d’une quelconque croûte, mais bien d’un ouvrage de maître. Et comble de l’audace, il ne représente rien d’autre que… rien. Ou plutôt, pour ne pas trahir les mots de l’autrice et ceux de son personnage, Marc : « Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. » Autrement dit : du blanc sur du blanc. Un tableau vide et idiot diront certains, une puissante réflexion artistique argueront d’autres.
Mais alors que l’on s’attend à une réflexion, éventuellement pompeuse, sur la place et la définition de l’art dans la société, c’est surtout la relation entre les trois amis, Serge, l’amateur d’art passionné, sûr de la haute valeur artistique de cette œuvre chèrement acquise, Marc, le terre-à-terre, que l’art contemporain laisse froid et Yvan, l’éternel médiateur qui tente tant bien que mal de ménager chèvre et choux. Et c’est là que se révèle tout le génie dramaturgique de Yasmina Reza. Dans cette capacité à travers un rythme effréné de ses répliques mâtiné de cours instants de soliloques.
Et ce qui part d’une banale discussion sur le rapport matériel et spirituel aux choses et à l’art se transforme soudain en une étude passionnante sur les dynamiques relationnels entre les individus. Avec, en plein centre de celle-ci, une question : quel effet l’altérité a-t-elle sur les relations amicales ? Peut-on s’apprécier sans être toujours d’accord ?
Autant d’interrogations universelles qui sauront toucher le coeur, les tripes et les méninges de chacune et de chacun. Et rappeler tant de scènes d’engueulade ou de tension qui se terminaient les bras des uns dans les bras des autres à ne souhaiter que de se revoir prochainement.
Quoi de mieux pour commencer cette nouvelle volée de spectacles dans cette Grange Sublime rénovée durant l’entre-saison ? François Morel, lui, en tous les cas, n’a pas fini de nous montrer toute sa polyvalence.
