Cinéma – Un corps pour une double reproduction
Becoming Giulia, de Laura Kehr
Giulia est première danseuse à l’opéra de Zurich. Mais depuis 2019, elle est aussi mère. Le documentaire de Laura Kehr questionne, dès lors, comment déployer dans un seul corps des performances aussi contradictoires que l’accouchement et le sport d’élite.

Un corps et sa mécanique
Introduisant sa protagoniste, Laura Kehr la montre sur la grande scène de l’opéra de Zurich vue du public, un plan magistral par son décor et la mise en abyme qui le sous-tend. Mais le plan qui suit vient immédiatement renégocier le contrat de la représentation de la danseuse en la montrant sur la même scène, mais cette fois-ci vue des backstages. Le décor luxuriant et chaleureux de la grande salle est ainsi remplacé par sa carcasse technique, noire et froide. L’incipit est clair : dans Becoming Giulia, il s’agit ainsi de montrer la réalité d’un corps et de sa mécanique plutôt que d’illustrer la beauté de la danse classique. Hormis ces plans d’introduction et un plan final fixes, les images ne sont dès lors pas démesurément soignées mais plutôt prises sur le vif dans la vie de Giulia, s’adaptant au rythme frénétique de cette danseuse qui court d’un bout à l’autre de Zurich pour concilier ses vies de mère et de danseuse.
La vitesse à laquelle s’amoindrit la vision périphérique
Par la monstration de son acharnement présent, Laura Kehr suggère l’effort antérieur qui a mené sa protagoniste jusqu’au sommet sans réellement le thématiser, au point qu’il ne semble pas y avoir de passé. Cette dernière mentionne avoir travaillé pour en arriver là, mais le film semble s’entêter dans un présent à cent à l’heure, enchaînant d’un spectacle à l’autre, dans une temporalité étrange et parfois même difficilement intelligible. Le rythme soutenu perd par ailleurs en vigueur, par son aspect continu. Au présent par urgence, peut-être, il s’agit pour Giulia de ne pas perdre sa place. Mais là encore, on ne voit que peu ce qui menace la carrière de Giulia, si ce n’est le burn out : sélectionnée comme première danseuse dans trois ballets en même temps, elle enchaîne. Becoming Giulia apparait ainsi comme une représentation de la vie à 120 km/h, une vitesse à laquelle s’amoindrit la vision périphérique. Devenir Giulia comme le dit le titre, sous-entend donc de ne rien voir d’autre que la danse et la maternité. Comme s’il n’y avait que l’immédiateté du présent qui importait à celle que son double travail de mère et de danseuse enserre.
Sororité et émancipation
Les deux métiers de Giulia sont contradictoires : dans un seul corps doit se déployer la performance de la danseuse et la fécondité d’une mère ; un même ventre pour donner la vie et la reproduire avec emphase sur scène. A son physiothérapeute qui la masse pour calmer ses douleurs, elle note soudainement « en fait tu ne m’as jamais vue enceinte ! », soulignant par là même la négation de sa grossesse qui s’effectue dans le monde de la danse. Giulia parle ainsi de ce ventre aux muscles distendus qui l’inquiète. Elle évoque aussi la douleur, lors de portés avec un partenaire un peu brusque. La représentation de la vie de famille est ainsi comme secondée par des répétitions pour le ballet Romeo et Juliette, thématisant la rencontre amoureuse. Mais comme dans la représentation de la vie de famille, les hommes du ballet ne sont que peu montrés : on en parle en coulisse entre femmes. Lors d’un dîner chez Cathy, la nouvelle directrice de l’opéra de Zurich avec laquelle Giulia se lie d’amitié pendant le tournage du film, les deux maris assis à la même table restent la plupart du temps hors-champ. Ce choix se justifie dans le déploiement d’une sororité entre les deux femmes, dont les hommes sont naturellement absents, et qui devient rapidement synonyme d’émancipation pour Giulia. Dans le travail en duo avec sa nouvelle amie, elle semble trouver ce qui lui manquait jusqu’alors dans sa compagnie zurichoise : un peu d’emprise sur sa vie professionnelle, et la reconnaissance de son double statut de mère et de danseuse professionnelle, comme le suggère un très beau plan de fin dans lequel son fils est enfin le bienvenu dans la salle de répétition.
« Becoming Giulia », documentaire de Laura Kaehr
Suisse, 2022, 103’, VOSTFR, 8/12 ans