Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
En fin de journée, Cordey et Amanda ramenèrent Parisod à Moratel et prirent un verre. Et voici qu’il se passa quelque chose d’intéressant qui se révéla par la suite d’une importance capitale. En peu de mots, Parisod raconta à quelques-uns des membres présents leur voyage du matin. Il s’était attardé sur le personnage de Louis et avait insisté, sans entrer dans le détail, sur son obstination à parler de guitare.
– C’est marrant, ce que tu dis, fit Pierre Affolter, l’ami et autre habitué des lieux. Sais-tu que Jacques venait ici à la belle époque avec sa guitare, et qu’il en jouait sur l’eau lorsqu’il n’y avait pas de vent?
– Il passait la barre à Pictet, ajouta Duvoisin, un autre régatier. A une certaine période, j’ai navigué sur le Savavite, un prototype de super Toucan très toilé, dangereux par fortes rafales mais incroyablement rapide dans les petits airs. Une fois, le vent a fini par tomber comme il arrive souvent vers les midis. J’ai vu et entendu Jacques jouer de sa guitare. Il avait passé la barre. Je m’en rappelle comme si c’était hier.
Cordey nota en se demandant pourquoi personne n’en avait parlé à Genève.
Sans doute parce ça n’avait aucun sens, ou que ça remontait à si loin que personne ne s’en souvenait?
– Tu causes tout seul? fit Amanda.
Mais Cordey le savait, on se rappelle volontiers les grandes lignes d’une histoire. Mais les petits détails, la guitare, les petits rien, on les oublie. Parfois ils reviennent.
– Il me semble, fit encore un autre, que vous donnez à votre connaissance, ce Louis, un symptôme qui a pour définition l’autisme.
– Ça en a l’air, fit Cordey. Mais le choc, la mémoire, l’obsession des nombres ou de l’unicité des choses…
– Un choc ou un traumatisme psychologique peuvent provoquer un comportement autistique, une attitude de repli sur soi, qui peuvent aboutir à une amnésie totale ou partielle. On peut assister à tout. Croyez-moi.
Cordey prit Parisod à l’écart et lui demanda si le personnage était digne de confiance.
– Il y a des gens qui n’ont rien à dire et qui n’arrivent pas à se taire. Et puis il y a les autres. Tu peux le croire. Il est médecin et il navigue. Et rassure-toi, ça ne sortira pas d’ici.
Ils retournèrent au groupe. Cordey finit son verre, puis dit à Amanda:
– C’est quand tu veux.
– Alors allons-y!
Cordey posa son verre vide sur le bar et salua à la ronde. Amanda se contenta d’un geste et d’un sourire.
– Repasse quand tu veux, fit le vigneron. C’est toujours un plaisir. Merci pour cette journée. J’ai bien aimé.
– Tu me sembles usé, osa Amanda quand ils furent à bonne distance.
– Un peu. Je n’aime pas trop cette histoire. On tourne en rond, elle me tombe dessus et je ne la sens pas.
– Tu veux dire qu’elle ne nous mène nulle part?
– A peu près ça, oui.
– Elle nous a déjà menés à nous retrouver. C’est pas mal, non?
Il lui prit la main et la garda.
– Que va-t-on découvrir, d’après toi?
– Je l’ignore, lui répondit Cordey. Il n’y a pas de corps, donc pas de doute sur les causes de la mort, pas de mobile, ni suspect ou témoin, aucune intention de disparaître. Je me demande si j’ai bien fait d’accepter.
– Tu as accepté, alors continue, lui dit Amanda. Tu verras bien. Et si tu n’arrives nulle part, et bien c’est qu’il fallait que tu n’arrives nulle part. C’est ainsi. C’est pas grave.
– En fait, c’est une histoire du lac qui doit rester au lac. On m’a dit ça. Qu’ajouter d’autre?
– Tu sembles bien défaitiste.
– Je le suis, reconnut Cordey. Que sait-on? Un navigateur disparaît. Le voilier subit un dommage total selon les termes de l’assurance. La question de l’héritage semble avoir été réglée. Schneider m’a fait parvenir une copie du rapport de police et une autre de la déclaration de dommage. Rien ne semble a priori avoir été oublié. Il n’y a qu’une dame qui, après onze ans, se souvient d’avoir aimé, qui ne trouve pas le sommeil et qui m’embête parce qu’elle a probablement été oubliée dans les dernières volontés du défunt.
– Tu es injuste. Et tu oublies cette histoire de guitare.
– Mais qu’est-ce que ça prouve? Rien. Tout le monde, enfin presque, joue d’un instrument!
– Et ton copain Parisod? insinua Amanda.
– Quoi Parisod?
– Et bien, il naviguait beaucoup, à l’époque.
– Non mais tu rêves! Tout le monde naviguait ici, ou presque, poursuivit-il en souriant malgré lui. Et puis, il n’a pas fait la Semaine de la Voile à la Nautique.
– Non, mais le Bol d’Or.
– Et alors? Je ne vois pas le rapport. Le Bol d’Or, c’est en juin, la Semaine de la Voile en juillet. Et la Cully-Meillerie aussi, mais avant. Apparemment. Faudra aussi que je vérifie.
– Justement, fit Amanda. C’est tout avant. Il se rappelle d’un Toucan et d’une guitare.
– Il en aurait parlé, non?
– Ton ami Parisod va certainement te mener à la Nautique et t’y introduire, poursuivit Amanda. C’est l’homme rêvé pour ça. D’autres là-bas pourraient aussi parler de Toucan et de guitare. Et depuis la Nautique, tu peux encore retourner chez Pictet. C’est un personnage intéressant qui aurait pu te dire, par exemple, qu’il a lui-même barré le Toucan quand il y avait peu de vent pendant que son ami Jacques grattait la guitare. Et de guitare on en a parlé un peu, non?
– D’accord, tu ferais une fameuse Sherlock Holmette, mais Mme Morerod n’y était pas à ces autres régates.
– C’est à voir. De toute manière, tous les autres protagonistes y étaient. Et c’est ça qui compte.
A SUIVRE…