Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Le lendemain, après le café matinal sur la terrasse du bistrot voisin, Cordey prit son portable et appela Schneider, gendarme à Lutry à l’époque des faits, devenu adjudant à l’APOL, Association Police Lavaux.
– Le temps de boire une bière ? demanda Cordey après les salutations d’usage.
– On est toujours à la course. Mais si c’est pour te voir, dès 18h ça va ?
– A la Tour, à Lutry ?
– Ce sera parfait.
Les deux anciens collègues se retrouvèrent à l’heure dite au lieu-dit.
– Ça fait un bail, dit Schneider.
– Un bail bien modeste… avec les moyens du bord !
– Une belle femme, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Cordey. Un regard de reine tragique. Tu sais déjà ?
– Nous sommes voisins.
Cordey secoua la tête. Il parvenait difficilement à imaginer cette dame élégante avec son cortège de perles, sa montre genevoise et une bague marquise habiter Lutry le long de la route cantonale dans un ancien immeuble sans ascenseur. Mais c’était avant, sans doute, les bijoux comme la robe semblaient dater d’une autre ère !
– Etonné ?
– Un peu. Mais la vie a-t-elle été ce qu’on voulait ? se demanda Cordey. A-t-on la tête de son destin ?
– Tu l’as vue, avec ses bijoux ? l’interrompit l’adjudant dans ses pensées.
– Ça prouve qu’à une certaine époque…
– Et pourtant elle nous a complètement échappé.
– Je me rappelle vaguement. Cette affaire nous est passée à côté, à la Sûreté.
– On peut dire ça comme ça. Mais à la Bléch’ des histoires ont couru.
– L’affaire a touché du beau monde à Genève, observa Cordey.
– Oui et non. Un nom connu. Des équipiers de la haute. Une veuve qui n’est pas obligée de souffrir.
– Ça m’occupera un peu. Mais qui peut m’assurer qu’aucun cadavre ne remontera à la surface ?
– Fais pour le mieux, fit l’adjudant. Tu sais comme moi qu’un cadavre, s’il remonte, ne sent pas bon. Cette dame, ma voisine, Marie-Jasmine Morerod, n’a pas toujours vécu dans mon quartier. Morerod, c’est le nom de jeune fille qu’elle a repris après son divorce il y a deux ans.
– Morerod ? coupa Cordey. Des Ormonts ? Comme la skieuse ? Comme le peintre Edouard Morerod ?
– Précisément ! Et avec le caractère des gens d’en haut ! Sa mère s’est suicidée alors qu’elle était enfant. Son père vivait chichement sur son domaine. Chaque franc gagné passait pour elle, dans les internats. Elle a tout même poursuivi ses études et rencontré Jacques Morrens lors d’un bal d’étudiants. La fin, tu la connais.
– Pas vraiment, répondit Cordey.
– J’ai pris le temps de vérifier. Les Genevois ont mis le paquet. Ils n’ont lésiné sur rien. Mais je crois qu’on a négligé l’aspect lémanique. Jacques Morrens possédait comme voilier un Toucan. La série noble du lac. Rien qu’à Genève, depuis 40 ans, la fierté du Port-Noir.
Cordey se mit à sourire.
– Tu le savais ? demanda Schneider.
– Je suis passé par Moratel avant de t’appeler. Pour les régates, on m’a appris. Mais j’ignorais de quelle série, le voilier. Régatier, et côté professionnel ?
– Après ses études et de retour au pays, il a supprimé la particule, il est né Jacques de Morrens, a tout envoyé promener et s’est réalisé dans sa passion.
En quelques mots, Cordey se fit expliquer que Morrens était aussi musicien, que la paroisse lui avait confié un relevage d’orgue et que ça a été un déclic, une chance. Il s’est fait facteur d’orgues et de pianos.
– Et c’est vivable ?
– Il semble. Les mites s’attaquent aux feutres du mécanisme ainsi qu’aux marteaux et détruisent les garnitures du clavier. Sans parler des plaquettes d’ivoire à remplacer ici ou là pour le compte d’antiquaires. Plusieurs grandes orgues d’église ont été réglées par lui. C’est un boulot de plusieurs jours et assez bien rémunéré. Donc, ça allait. Sans plus.
– Et pourquoi moi ? demanda Cordey.
– C’est simple, à l’APOL c’est nous que ça concernerait aujourd’hui. On ne rouvrira pas un dossier parce qu’une certaine personne, pas même de la famille, ne parvient pas ou ne veut pas oublier. Nous ne reprendrons pas les fouilles et les recherches, ni à Genève. Nous n’interrogerons pas la veuve ou les proches.
– Ça c’est la fin de l’histoire. Tu m’as aussi parlé de sa jeunesse.
– N’es-tu pas sorti quelques fois sur un magnifique canot à moteur en bois ?
– C’était avant. Avec Amanda, se dit Cordey.
– N’as-tu jamais participé à une régate, par hasard ?
– Une seule fois. Avec Parisod.
Cordey s’en souvenait bien. Le voilier, c’était Olga, ce fameux 6.5m qui portait à jamais le prénom d’un été. Ils avaient terminé troisième sur la ligne. Il avait compris la mesure du temps compensé lorsqu’ils furent déclarés vainqueurs. Une place n’est ni gagnée ni méritée tant que le dernier concurrent n’a pas franchi l’arrivée. Comme dans une enquête. Comme dans la vie. Comme avec Amanda.
– C’est une affaire de lac, rien d’autre, et rien d’autre ne doit sortir du lac. Avoue que tu as de la chance !
En effet, un magnifique canot et un ancien 6.5m, pour prendre la température, ça pouvait être pire.
– Juste la température, reprit Schneider. Fais ça pour elle. Et on en reparle quand tu veux. Mais si c’est grave ou que tu sens des embrouilles, tu nous refiles le bébé. Alors c’est d’accord ?
– Juste une question : si vous êtes derrière, si tu savais qu’elle viendrait me voir, ce n’est pas la peine que j’épluche les rapports ou vérifie le boulot réalisé à l’époque. Tu l’as déjà fait, évidemment…
– Tu me connais un peu, non ? Une dernière chose. Le voilier a été découvert le lendemain, samedi, par des pêcheurs. Et au cas où tu ferais d’autres recherches, tous les deux, Mme Morerod et Morrens, sont de 1946.
A SUIVRE