La petite histoire des mots
Cancre
Georges Pop | Le mot a été lâché par la presse : la Suisse, qualifiée de bon élève, lors de la première vague pandémique, en mars et avril, serait devenue aujourd’hui « le cancre » de l’Europe, en raison de sa gestion apparemment calamiteuse de la deuxième. Chacun est libre d’apprécier le bienfondé, où non, de cette affirmation qui nous amène, ici, à nous pencher sur le mot « cancre » qui, à l’origine, désignait… un crabe. « Cancre » est en effet un dérivé du terme latin « cancer » qui veut dire « crabe » ; terme que l’on utilise trivialement, pour parler de la maladie, trop souvent mortelle encore, qui se manifeste par des tumeurs malignes et à laquelle la Faculté a donné le nom de crabe en latin. On doit ce nom au médecin grec Hippocrate, qui vécut au Ve et IVe siècle av. J.-C. C’est lui qui, le premier, compara le cancer à un crabe, par analogie à la forme des tumeurs du sein avec ce crustacé, lorsqu’elles s’étendent à la peau. Le « cancer » latin nous a également légué un signe du Zodiaque, ainsi que le mot « chancre » qui désigne, notamment, un petit ulcère qui a tendance à s’étendre. C’est à partir du XVIIe siècle qu’en français, « cancre » prit un sens métaphorique, en rapport avec la lenteur et la maladresse apparente du crabe, pour désigner un individu misérable, puis un homme détestable pour son avarice. A cet égard, il est cocasse de constater que dans le dessin animé « Bob l’éponge », qui a connu et connaît encore une forte audience, le capitaine Krabs est un personnage incarné par un vieux crabe, richissime mais vénal et avare, qui n’a qu’une obsession : se faire du fric. De nos jours, dans les dictionnaires de la langue française, le mot « cancre », outre un fainéant, désigne toujours un crabe, une écrevisse ou un grippe-sou. Cependant, dans le langage de tous les jours, le terme est généralement assigné à un écolier paresseux, benêt, avec qui les enseignants n’arrivent à rien. Il est d’ailleurs amusant d’observer que « cancre » n’existe qu’au masculin et que, contrairement à d’autres substantifs, personne n’a encore demandé sa féminisation… Il n’y pas si longtemps, dans les écoles, on affublait les cancres d’un bonnet d’âne, pour les humilier et les stigmatiser. L’origine du bonnet d’âne est difficile à déterminer. Mais on sait que ses premières représentations datent déjà du Moyen-Âge. Il est rassurant de relever qu’un enfant peut être diagnostiqué « cancre », lors de son parcours scolaires, et réussir néanmoins pleinement sa vie, n’en déplaise à certains enseignants. Le monde des arts et des lettres, d’ailleurs, exprime souvent une forme de sympathie, voire d’affection, pour les cancres, alors qu’il n’aime guère les premiers de classes. Pour l’écrivaine Alice Parizeau, « Les premiers de classe qui se prennent au sérieux sont des cancres qui s’ignorent ». Selon le célèbre photographe Robert Doisneau, « Le premier de la classe ignore le plaisir que prend le cancre à regarder par la fenêtre ». Quant à l’écrivain et cinéaste Eric Vuillard, il constate : « C’est inouï le nombre de bègues devenus orateurs, et le nombre de cancres devenus écrivains. La vie est bien curieuse, qui nous attrape souvent par où elle a manqué ».