No Future
Quand nous étions gosses, pour prévenir nos fréquentes grosses bêtises, Maman folle nous prédisait l’Enfer, nous avertissant solennellement que de petites cornes allaient bientôt pousser sur nos fronts de chenapans. Fort heureusement, tout finissait en happy end après le chapelet du soir en famille, par une copieuse aspersion d’eau bénite! Cet enfer était d’ailleurs quelque peu irréel, sévissant dans un au-delà lointain. Il nous paraissait tout aussi incertain que les belles promesses de Maman folle rendant ses enfants fous si joyeux! Pour le reste, elle nous laissait courir, jouer, sauter et vagabonder à notre guise, trop occupée à poursuivre ses propres chimères.
Mais qu’en est-il aujourd’hui? Père au foyer, j’assiste médusé à des condamnations en règle d’enfants dont on barre l’avenir de mots menaçants. Une logique pré-cartésienne ne prouvant que l’incohérence d’un discours étouffant, venimeux à décourager les plus braves.
Un jeune écolier, par exemple, ne se réjouissait guère de la rentrée scolaire, après les grandes pages blanches des vacances de neige. «L’école, c’est vraiment nul!» La réponse du père tombe, plus glaçante que le givre: «Tu verras quand tu travailleras, plus tard, ce sera encore pire!» Et voilà l’enfant enfermé dans un présent maussade, sans issue, sinon celle de la folie, qui surgira immanquablement en réaction à ce monde carré faussement peint en noir.
Ou encore ces injonctions de quelques mères esclaves inconscientes de leurs chaînes biologiques, glanées dans les jardins d’enfants de ma rancœur: «Si tu sautes, tu vas te casser une jambe!» Et, juste après: «Si tu ne bouges pas, tu vas prendre froid, attraper une pneumonie. Ce n’est en tout cas pas moi qui viendrai te trouver à l’hôpital!» Ou, «Si tu continues à pleurer, on rentre tout de suite à la maison!» Et débute alors l’incontournable compte à rebours… du bon sens: «Je compte à l’envers, depuis cinq: 5, 4, 3, 2, 1, 0! C’est vrai tu n’es qu’un zéro!» Et aucun Zorro n’arrive à la rescousse de ce gosse accablé. Aucun regard complice ou compatissant. En ce sens nous sommes tous des collabos. Tout se conclut par de gros sanglots et des empoignades paraphés d’un cinglant «OK? D’accord?» Car, en plus la petite victime doit approuver le traitement de ses bourreaux… d’enfants.
Le poète, blessé, se fait l’avocat d’office de ces enfants malmenés dans l’indifférence des passants. Il souhaite rétablir l’ordre des mots et des causalités. Il cherche le vrai dans cet embrouillamini du langage. Peut-on raisonnablement enfermer l’immense créativité de l’enfant dans un avenir conditionnel aberrant? Le futur n’est pas déductible de nos pauvres équations ni de nos formes verbales. Aérons nos comptes et nos grammaires! Les chiffres mentent. Aux statistiques on fait dire n’importe quoi, constate le plus commun des politiciens. Ces mots jetés à la face de nos mômes, s’ils ne sont pas lavés à grande eau aux ruisseaux de la vraie vie, ne sont que persiflages et mensonges.
Abandonnant tout le possible de leur jeunesse, ces enfants du mal de vivre*, une fois arrivés au terme d’un âge qu’on n’a pas su leur donner*, é-cri-vent alors sur les murs gris de nos cités: «No Future!»
* Pierre-Laurent Ellenberger