Le disparu de Moratel, chapitre XVI-II
Cordier se rendit au domicile de Jolle et consulta les classeurs «comptes et bilans» des cinq dernières années.
– Tout le monde a vu juste, se dit-il. Le chiffre d’affaires est en baisse. Ça paie encore l’hypothèque, mais il y a un petit moment qu’on se serre la ceinture. Voyons ce que Schneider va nous ramener!
Il descendit à la cave et découvrit derrière le mur technique tout un atelier de réparation de morbiers, pas grand certes, mais propre et bien pourvu en outillage. Ce local lui avait complètement échappé. Jolle devait procéder par étapes ou effectuer sur place les réparations.
L’inspecteur Cordier prit ensuite le chemin du port. Il était onze heures passées. A la grue, au soleil, Louis Péclard, l’observateur attentif d’Alexandra Hunziker, Alain Vauthey, le garde-port, et Octave Cruchet, l’ancien du Sauvetage, buvaient l’apéritif à l’ombre du canot de Jolle.
– Il nous manque un peu, fit Cruchet. Il se passait toujours quelque chose avec lui.
– Il va revenir, murmura Vauthey.
– Qui sait? fit Péclard. Il serait déjà là, non? On ne fait pas des blagues pareilles.
– Pas à nous, renchérit l’ancien. Depuis le temps qu’on se connaît.
– Allez savoir, reprit Louis. Il y avait Alex, peut-être d’autres. Les vieilles histoires reviennent toujours à la surface.
– Ça t’arrangerait bien, dit le garde-port. Tu pourrais enfin… avec Alex.
– Je n’aime pas ce que tu dis.
– Qui a commencé? demanda Octave. Mais ça suffit! Il paraît qu’à la police ils n’ont trouvé ni habits, ni effets. Ça ne ressemble à aucun de nous, ça! Et puis, le lac, il le connaissait un peu.
– Pas tant que ça, fit Louis.
– Quand même, il a vite appris, et il sortait souvent. De nous, c’est bien lui qui naviguait le moins au Cercle, et le plus sur l’eau. Ne dis rien, Louis! De la terrasse du Sauvetage, on voit très bien les choses.
C’est à ce moment que Cordier choisit de se montrer.
– Et qu’en pense la police? reprit Octave.
– Difficile à dire, à ce stade de l’enquête.
– Difficile de dire qu’il n’y a rien à dire? fit Louis.
– Il vous arrive donc de parler? demanda l’inspecteur. Vous n’avez rien vu, rien entendu, ne savez pas même si le canot était à sa place, alors que pour caréner votre voilier vous passez par deux fois devant. Qu’est-ce que ça signifie?
L’intéressé fit silence.
– Bon, mais puisqu’il vous arrive de vous servir au Cercle, peut-être pourriez-vous me dire pourquoi il manquait une désirée lundi matin. Vous avez bien une idée?
Louis fit mine de ne pas comprendre la question.
– Alors on va la faire à la méthode d’autrefois. Vous me dites votre emploi du temps, tous, lundi dès l’aube, sinon je vous convoque au poste. M. Péclard, à vous le tour. Et je vous rappelle qu’on s’efforce de retrouver votre ami, au cas où vous auriez perdu de vue cet élément.
– Ecoutez, inspecteur. Pour la bouteille, je ne sais pas. Pour le reste, c’est vrai. Je n’ai pas vu le canot. C’est tout. Ça paraissait normal. On ne pouvait pas savoir.
– Je n’ai pas quitté le port, dit Alain Vauthey. C’est jour de travail. On prépare les bouteilles vides et les sacs à amener à la déchèterie. On reçoit les visiteurs du port. Il y a le camping, le pain à chercher, les toilettes et les douches à gicler. En fait, on n’arrête presque pas. Je suis assez content de souffler dix minutes et boire un verre.
– Parfait. Il me faudra la liste des visiteurs, ceux qui stationnaient lundi, ceux qui sont arrivés ce même jour et ceux qui sont partis.
– On a un registre. C’est ma femme qui le tient, à l’accueil du camping.
– J’irai la trouver. Et vous? fit-il au doyen du Sauvetage.
– Je suis arrivé peu après midi, en passant par la plage et derrière la Cambuse. Si je précise, c’est parce qu’en prenant ce chemin, je n’ai pas pu voir le port. Et je n’ai donc pas pu faire attention au canot de Lucien.
Si l’on se rappelle un peu la configuration des lieux, on voit que le domaine de Moratel commence à l’est par la plage. Celle-ci touche le local du Sauvetage au sud et La Cambuse au nord. Ce même restaurant est doté d’une belle terrasse donnant sur le port à l’ouest, et le camping est situé à l’extrémité occidentale, après le port, avant les quais et le joli quartier des maisonnettes.
– Après? questionna l’inspecteur.
– Rien. J’ai pris mes fonctions, me suis installé sur la terrasse, à l’ombre. Tout paraissait normal. J’avais emporté un pique-nique et j’ai commencé à manger.
– Y avait-il Mme Hunziker au port ou à la digue?
– Oui.
– Merci. Ce sera tout.
Cordier passa au bureau du camping où il se fit remettre la liste des visiteurs qu’il transcrivit sur son calepin.
– Votre enquête avance? demanda la femme du garde-port.
– Pas vraiment. Ils ne sont pas très causants.
Elle le regarda bien en face, jaugea sa forte corpulence, son visage bon enfant d’homme mûr, et lui sourit.
– Ce serait bien qu’on sache. N’écoutez pas trop ce qu’on vous dit.
– Oui ?…
– On aimait bien Lulu, surtout les dames. Je n’ai jamais eu de problèmes avec lui. Il payait régulièrement la grue et sa place. De temps à autre, lorsque le Cercle était fermé, il venait ici chercher une bouteille. Il y a des jaloux, comme partout. Ça n’a pas été facile pour lui.
Sur ces paroles, elle lui adressa encore un sourire, ferma la fenêtre et s’en alla.
A neuf heures, après un café, Cordier se rendit chez le procureur.
– Le temps passe, fit celui-ci. Du nouveau?
– Oui et non. Nous savons désormais qu’il a disparu entre la rive et une distance de neuf cents mètres du rivage, entre 10 heures et 13 heures lundi, sous le Dézaley. Nous envisageons l’existence d’une tierce personne. Quatre solutions nous sont venues à l’esprit: une noyade par accident, une noyade provoquée, un enlèvement, une disparition volontaire. Aucune que nous écartons.
– Rien de plus précis?
– Nous avons des messages qui parlent de gens et de voyages, de tarifs, de thèmes liés à l’actualité. Nous avons des témoins étonnés d’une disparition volontaire. Nous avons un canot à moteur vide qui n’a livré en tout et pour tout qu’un natel, sans aucune marque ni empreinte. Nous n’avons
aucune lettre de rupture, ni menace de faillite ou d’intégrité corporelle. Nous avons des amis sûrs et valables, quelques indifférents, pas d’ennemis. Nous avons un chiffre d’affaires en baisse, mais pas d’alerte, et quelques mails suggestifs. J’ai mis le sergent Delisle sur le natel et l’ordinateur.
– Donc pas grand-chose. Cordier, fit le procureur, j’ai ici une pile impressionnante de brigandage, de menaces, de vols, de viols, de cambriolages, de délits de fuite, de délits avec interdictions de séjour, de trafics en tout genre. Nous sommes en sous-effectif. Tant que je n’ai pas un indice valable confirmant la thèse d’un enlèvement ou d’un meurtre, on abandonne l’affaire. Vous la laissez de côté. Provisoirement. On ne classe rien. On attend. Après tout, la disparition volontaire, jusqu’à preuve du contraire, est un droit constitutionnel. Si on a du nouveau, vous êtes dessus. D’accord?
– Pour être franc, je me suis un peu attaché à l’affaire. Laissez-moi encore un jour ou deux. J’ai encore quelques personnes à interroger, dont les enfants.
– Les enfants n’ont pas encore été interrogés?
– Ils sont majeurs. On les a informés. Mais pour moi et l’interrogatoire, elles n’étaient pas joignables.
– Deux jours. Pas un de plus.
Delisle appela encore les filles de Jolle en utilisant le natel du disparu. Il finit par joindre la cadette, Brigitte, qui travaillait dans un hôtel
à Lausanne comme réceptionniste. Cordier passa la voir aussitôt.
– Oui, dit-elle, j’ai appris, pour mon père. Je voulais vous rappeler.
Elle parla des rapports conflictuels du temps d’une vie de famille agitée et désorganisée, des regrets liés à cette situation, et de l’estime qu’elle éprouvait cependant pour ce père souvent absent, méritant tout de même (il en avait bavé), et avec lequel ça n’avait pas joué.
– Mon père et ma mère ne se parlent plus. Lorsqu’on les voit avec ma sœur, toujours séparément, on évite d’évoquer l’autre.
– Parlez-moi des compagnes de votre père.
– Je ne crois pas que mes parents aient eu une relation extra-conjugale. Ce n’était pas la cause du divorce. Mais durant la procédure,
mon père a rencontré une femme. Il me l’a présentée un jour qu’on s’est croisés, au bord du lac. On n’habitait pas encore la rue Davel.
Cordier releva, ouvrit son calepin et nota le nom et l’adresse de cette inconnue que personne n’avait évoqué à ce jour.
– Oui, demanda Cordier, cette Christel Gattina dont vous parlez, a-t-elle vécu avec vous?
– Non. Elle est venue quelques fois, après qu’on eut été présentés. Ils sortaient ensemble. Mais c’était une relation discrète. On l’aimait bien.
– Et qu’est-il arrivé?
– Ils ont rompu. On ne l’a jamais revue. Puis la Canadienne est arrivée.
– On m’a dit que ça n’a pas vraiment joué entre elle, vous et votre sœur. Que s’est-il passé?
– Rien, en fait. Jenni débarquait. Mon père organisait notre vie autour d’elle. Et puis, elle ne faisait pas vraiment d’effort pour nous plaire ni pour entretenir la maison.
– Mais était-ce son rôle? se demanda Cordier.
– Bon, fit-il à voix haute. Restait-elle longtemps?
– Ça dépendait. Parfois une semaine. Parfois un mois.
– Et votre père, allait-il aussi la voir?
– Il est allé trois fois. Trois fois même pas une semaine. Sur le moment nous trouvions ça injuste. Maintenant, je trouve qu’il avait eu du courage, jongler entre son travail, nous, c’est-à-dire nos médecins, nos profs, nos soucis, parfois la police à cause des fugues de ma sœur. Il faisait ça tout seul. Ma mère ne nous voyait pas. Bref, quand Jenni débarquait, on n’existait plus. On allait déjà mal. C’était une période difficile, aussi avec ma mère qui refusait de nous voir.
Ça coïncidait avec ce qu’il avait entendu au Cercle. Connaissait-il l’association des hommes divorcés? Cordier ne posa par la question.
– Que s’est-il passé ensuite?
demanda l’inspecteur.
– On ne sait pas. Elle n’est plus revenue. Mon père n’est plus reparti.
– Pensez-vous qu’ils aient pu se revoir ? demanda Cordier.
– J’ai quitté la maison, ma sœur aussi. Je ne sais pas. C’est possible. C’était un amour un peu fou.
A suivre…