Le disparu de Moratel, chapitre XVIII-I
Cordier régla l’addition. Leur café bu, ils se levèrent et se rendirent à Moratel, comme elle en avait exprimé le souhait.
Le canot avait été reconduit à sa place d’amarrage, probablement par le garde-port.
– C’est bien celui-là, fit-elle en désignant le canot à moteur. Un beau bateau, et qui n’a presque rien coûté.
– Tiens donc !
C’était bien la première personne qui lui parlait de la valeur des choses.
– Oui. Lucien a très bien vendu son voilier par l’intermédiaire d’un chantier naval. Et comme il est difficile de vendre un bateau sans la place d’amarrage, et que les gens sont assez peu intéressés par les bateaux en bois qui sont souvent chers à l’entretien, il a eu ce magnifique canot pour pas grand-chose. Il vient du Rhin où il est allé le chercher avec sa remorque.
Elle tira l’amarre et sauta sur le pont, invitant l’inspecteur à la suivre.
– J’ai le permis, dit-elle. Voulez-vous faire un tour?
– Avec plaisir.
Le canot sortit paisiblement du port sous l’œil amusé, curieux ou admiratif des badauds, et prit lentement de la vitesse à la distance réglementaire d’environ trois cents mètres. Cordier apprécia le bruit du clapot contre la carène, le doux ronronnement du moteur. Après quelques minutes le canot ralentit et s’immobilisa à bonne distance de la rive.
– Avez-vous une bouteille? demanda la conductrice.
Cordier la regarda avec étonnement.
– Bien sûr, admit-elle en riant. En service, à l’improviste, ça m’étonnerait. Mais devrais-je me gêner, moi?
Elle sortit de son sac une chopine de vin blanc entourée de sa protection thermique, et deux verres qu’elle remplit adroitement. Elle en tendit un à l’inspecteur.
– Ça m’étonnerait qu’un supérieur vous voie ici, dit-elle en souriant. A votre santé!
– Santé! fit l’inspecteur.
– Moi, c’est Amanda.
– Je préfère qu’on en reste dans les politesses d’usage, étant donné la situation. Mais merci. J’apprécie.
Puis, après un moment:
– Voyez-vous, inspecteur, je n’arrive pas à imaginer qu’il soit arrivé quelque chose à mon frère. Notez, il ne pouvait pas ne rien lui arriver. C’est ainsi. Il arrivait quelque part, et il se passait quelque chose. Mais disparaître? Se noyer? Non, c’est impossible. Je peux même pas imaginer.
Elle tenait haut son verre, dans lequel le soleil teintait d’or le contenu.
– C’est ici? demanda-t-elle en désignant du verre la rive, au loin.
– Un peu moins loin, entre Treytorrens et le Clos des Moines, près du bord, mais ça reste à déterminer.
– Il est peut-être là, en dessous de nous? Non! C’est impossible, fit-elle avec énergie en secouant la tête.
Un nouveau verre fut versé, un nouveau silence.
– Avait-il des affaires en cours qui auraient pu ne pas plaire? demanda Cordier.
– Des affaires? Quel genre d’affaires?
– Disons que ses comptes étaient dans le rouge.
– Evidemment, admit-elle. On n’arrête pas d’emmerder les indépendants. Dans ces métiers, on a tous des hauts et des bas. Mais il était doué. Vous saviez qu’il réparait les morbiers ? Personne ne lui arrivait à la cheville. Il allait jusqu’à Genève où il avait une excellente clientèle, des maisons de ventes aux enchères réputées, de grands antiquaires. Peut-être qu’avec l’ouverture des marchés et l’arrivée des faux indépendants, il a peut-être perdu quelques clients, mais il les aurait vite retrouvés. Je vous l’ai dit, personne ne travaillait comme lui. C’était un orfèvre. Et puis, Alex ne manque pas d’argent. Ils auraient probablement pu s’arranger.
– Des affaires d’opinion?
– Comme tout homme qui se respecte il avait les siennes. Parfois à contre-courant. Il lui arrivait de le dire. Il n’était pas un homme à femmes, mais un homme qui aimait LA femme. Ça se voyait à sa façon de nous regarder, de nous sourire, de nous parler. Il était à l’écoute. C’est plutôt rare pour un homme. Et voyez-vous, on ne peut pas aimer les femmes et accueillir les musulmans. C’est en parfaite contradiction. En tant que femme, voyez-vous, je sais de quoi je parle. Il s’était exprimé à ce propos lorsque des réfugiés devaient
être placés dans mon village. Ça lui a naturellement valu des ennuis de la part de quelques têtes bien-pensantes, au canton, de la gauche-caviar et des très politiquement corrects. Mais rien de grave. Dans l’ensemble, les gens ont plutôt approuvé. Parce que vous imaginez une bande de barbus voler un bateau et kidnapper mon frère, là sous le Dézaley? Tout un symbole!… Franchement?… Notez, les pirates, c’est aussi eux, non?
– Changeons de sujet, voulez-vous? fit Cordier.
L’inspecteur n’y songea pas non plus, à cette thèse de l’opinion.
A suivre…