Le disparu de Moratel, chapitre XVI-III
– Connaissez-vous une dame du nom de Hunziker, Alexandra?
– On s’est croisées une fois ou deux. J’étais heureuse pour mon père. Ils avaient l’air de bien s’entendre. Et puis, elle est venue habiter la région, pour se rapprocher. C’était plus pratique. Je crois qu’elle venait de Lucerne, ou de la région. En fait, mon père a eu de la chance avec les femmes, depuis son divorce je veux dire. Sauf avec nous…
– Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois?
– Ça remonte à deux ou trois semaines. On se voyait rarement. On avait chacun notre vie.
– Et vous? Depuis que vous êtes partie, vos relations, entre vous et lui… c’était comment?
– J’aime mon père. On se l’est jamais dit. Bien sûr, il était toujours heureux de me voir, ma sœur aussi. On a fini par nous arranger. J’aimerais qu’on le retrouve, acheva-
t-elle, les larmes aux yeux.
– Vous ne croyez donc pas à sa mort, à une noyade, à un suicide? demanda Cordier après une pause et lui avoir tendu un mouchoir.
– Non. Bien sûr que non. Il était réfléchi. J’ai fait une régate avec lui, dans des conditions difficiles. On n’a jamais été en danger. Il naviguait par plaisir. Il n’y avait pas d’enjeu. Il n’allait pas faire une bêtise. Et un suicide? On l’aimait. Il aimait la vie. Il ne pouvait pas nous abandonner, abandonner tout le monde. Il avait un joli sourire. C’était pas le sourire d’un homme qui abandonne.
– Parlez-moi un peu d’Alexandra, fit Cordier.
– Elle était, je ne sais pas comment dire, elle est… très amoureuse. Dans un couple ou une relation, il y en a toujours un qui aime plus que l’autre. Il tenait à elle. Vraiment. Mais j’avais le sentiment qu’elle était plus accro. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. Ils étaient bien, ensemble.
– Au port, on raconte que votre père embarquait parfois des dames, des inconnues.
– Des dames qu’on ne connaît pas à Moratel, voulez-vous dire, mais qu’on connaît ailleurs? Et alors?
Après un temps de silence, Brigitte reprit.
– Il y a toujours quelqu’un qui vous connaît ici, et un autre qui ne vous connaît pas ailleurs. Je vais vous raconter une histoire. J’avais dix-sept ans. J’avais supplié mon père de me mener à une soirée à l’Amnesia. Ils exigeaient la majorité, ou d’être accompagnée d’un parent. J’ai pu entrer grâce à lui. Il est resté au bar à l’entrée, et je me suis bien amusée. Mon père aussi, paraît-il. Mais dans la colonne, avant la caisse, j’ai observé les gens. Il y avait ceux qui regardaient mon père, une jeune à son bras, avec un brin d’envie et un regard malicieux. Et celles, des femmes plus âgées, qui le fusillaient du regard. J’ai réalisé alors que je n’étais plus tout à fait une adolescente et que mon père plaisait. Lorsque j’ai accompagné mon père à cette régate, on m’a aussi prise pour une inconnue. Ou une fille de passage. Alors, les commentaires, ce que disent les gens sur les femmes qu’il a embarquées…
– Je vois, fit Cordier en souriant.
– Décidément, ce Lulu me devient de plus en plus sympathique, songea l’inspecteur en se remémorant le couple assis à la terrasse de la Cambuse, ces sourires entendus entre membres du Cercle et tous ces gens qui semblaient tout savoir et ne maîtrisaient décidément pas grand-chose.
– Ecoutez, fit-il distinctement, nous ne savons pas dans quelle circonstance votre père a pu disparaître. Son canot dérivait. Il n’y avait personne à l’intérieur. Nous sommes sans nouvelles. L’enquête suit son cours. Cinq hommes sont mobilisés et nous n’avons aucun indice. Sauf peut-être cette Jenni. Je n’aimerais pas que l’enquête s’arrête faute d’éléments.
– On ne peut pas tout arrêter comme ça, implora la jeune fille. On doit savoir. Je vous en prie!
– On devrait. Donnez-moi un indice, un élément. Dites-moi si votre père était accablé au point de mettre fin à ses jours, désespéré au point de fuir sans en avertir quelqu’un, mal-aimé ou malmené au point qu’on ait attenté à ses jours.
– La seule personne qui haïssait mon père était ma mère. Mais elle ne l’aurait pas tué. Ils ne se voyaient plus. Mon père avait souvent des problèmes d’argent, comme tout le monde, mais rien de désespéré. Des hauts et des bas, comme tous les indépendants. Et puis, ma sœur aînée et moi avons quitté la maison. Ça allège le budget, non? Non, je ne vois pas. Mais je vais réfléchir. On en discutera avec mes sœurs, et je vous rappellerai.
Cordier remit sa carte. Il se retourna en ouvrant la porte de l’hôtel. Cette fille semblait réellement attristée. Jolle l’aurait-il quittée sans prévenir? Comme Alexandra qui l’aimait aussi?
A suivre…