Le chant de l’étrave – épisode 5
Christiane Bonder | Vers Madère (suite)
Le détroit nous emporte, agité et sauvage dans un tourbillon bleu métallisé. Le vent, qui pendant trois mois faisait chemin à part, est à nouveau notre compagnon. Il s’engouffre voluptueusement dans la voilure de Christer. Il nous faudra naviguer cette nuit, puis demain encore, pour ressentir véritablement l’océan. Pour l’instant, la côte africaine n’est plus, à l’arrière, qu’une ligne floue. A la tombée de la nuit, de faibles lumières nous la révèlent encore. Quelques jours auparavant, Olivier avait observé une lune aussi ronde que son ballon. Il me fait remarquer avec tristesse que «la lune est cassée… Pourquoi, maman ?…»
Au cours de la nuit, la mer se creuse de plus en plus. Fascinés par le spectacle de l’Atlantique qui roule et gronde et claque contre la coque, nous en oublions, l’un et l’autre, nos périodes de repos. Dans le cockpit, c’est le silence qui nous unit dans un même sentiment d’extase. Un seul mot prononcé serait un mot de trop. Il semble que nous soyons les hôtes privilégiés d’une présence qui nous écoute, là-bas, là-haut, on ne sait pas, et qu’il s’agit de ne pas déranger. C’est peut-être cela, entrer dans ces étendues illimitées, c’est s’y perdre vraiment ou en perdre la raison.
La nuit suivante tourne à l’angoisse. Christer avance comme un cheval au galop et nous devons réduire la toile. Nous naviguons dans une noirceur telle que nous ne savons plus si nous suivons les routes du ciel ou celles de la mer. Quelques heures plus tard, de petites lumières se rapprochent au loin de manière inquiétante. Ce sont des madragues en mouvement et nous paniquons en pensant aux filets dans lesquels on pourrait s’empêtrer. C’est alors que la timonerie se déboîte. Christer n’est plus manœuvrable. Nous perdons ensuite l’hélice du loch qui additionne les milles parcourus, puis le feu bâbord est arraché par une écoute. Le foc se déchire… L’aube est accueillie avec soulagement, mais il faut se rendre à l’évidence : dans cette grisaille épaisse, impossible de faire le point, d’estimer notre position…
Sans se l’avouer, l’humeur baisse de plus en plus. Dans ce temps de cochon, les embruns s’infiltrent par le col des cirés et nous sommes trempés des pieds à la tête. La cuisine devient quasiment impossible à réaliser. Les journées s’étirent à attendre le soleil, les nuits à tenter d’identifier un phare éventuel. La fatigue nous fait croire à des lumières-fantômes et en réalité nous tournons en rond, ne sachant plus qui, de nous, du vent, des courants ou du soleil absent est le grand responsable.
Au bout de quelques jours, nous mettons le cap sur la côte africaine et abandonnons Madère. Le soleil se montre le surlendemain… Ah ! l’ironie, la belle affaire, espérons que nous puissions enfin faire le point! Une longue houle inconfortable s’installe bientôt mais, comparée au temps pourri du large, elle est tout à fait supportable. Deux jours plus tard, nous sommes au large d’Essaouira au Maroc. En apercevant les lumières qui brillent sagement le long de la côte, nous pleurons d’apaisement. Nous venons de passer dix jours et dix nuits en mer, par un temps épouvantable, malchanceux au niveau météo et en pépins matériels. Un pêcheur nous conseille d’attendre la pleine marée car l’entrée du port n’a pas la profondeur pour notre tirant d’eau. A poireauter encore, nous préférons gagner le port de Casablanca. Erik ouvre le tonneau de survie et en ressort avec malice la bouteille de Gin prévue en cas de naufrage.
– La terre, ça s’arrose, non ?
Je regarde la côte et ses plages surmontées de dunes à la courbe parfaite et j’imagine une petite maison plantée là, une maison sans roulis, tranquille…
Nous sommes au septième ciel en arrivant à Casablanca, la fatigue et quelques Gin nous font presque danser… Dormir, dormir enfin, c’est la seule chose qui importe…