Le chant de l’étrave
Christiane Bonder – Agadir – Les Canaries (suite)
Dès notre arrivée à Agadir, un douanier collant insiste pour monter à bord afin de nous faire remplir les mêmes papiers que ceux signés quelques jours auparavant. Tant pis pour lui, ses paperasses et ses fesses sont trempées lorsqu’il s’en va. Trois jours à Agadir suffisent à nettoyer, laver, sécher et remettre l’intérieur en ordre, tandis que la météo se bonifie.
A l’aube du 4e jour, nous reprenons la mer, cette mer capricieuse qui n’en finit pas de nous surprendre car c’est elle, en définitive, qui nous mène par le bout du nez, elle et son fidèle compagnon le vent qui font la loi. Bien au large du Cap Rhir, nous nous retrouvons dans un calme plat absolu. Difficile d’imaginer que Christer, quelques jours auparavant, se soit fait coucher dans ces mêmes parages… Pour ma part, j’en garde encore le sel et l’amertume aux lèvres. Inutile d’insister, le voilier n’avance plus, collé à la mer immobile comme sur un miroir. Nous affalons les voiles et vaquons à nos occupations, comme nous le ferions au port. Le soleil couché, le vent se lève sans pour autant creuser la mer et Christer poursuit sa route, tout à son élément. Nous reprenons nos quarts en alternance, moments de lumineuse solitude où l’imagination se nourrit à la source du monde. A l’aube de la 5e journée d’une navigation plutôt agréable, je suis à la barre. Erik m’informe que je devrais sous peu apercevoir Gran Canaria à l’horizon. Des sentiments de découvreur d’Amérique me submergent lorsque, vers les 9 heures, je crie à tous vents: «Terre !… Terre !…» Nous sommes tous trois sur le pont à admirer cette ombre qui vibre au loin, posée sur la ligne d’horizon, et qui ne tarde pas à s’imposer, à se préciser. Bricole balance énergiquement la queue et nous confirme que ce n’est pas un mirage… Nous entrons dans le port de Las Palmas, chef-lieu de Gran Canaria, où il est prévu que mes parents nous rejoignent dans une dizaine de jours.
L’ancre à peine jetée, quelle n’est pas notre surprise d’entendre frapper contre la coque. C’est Bab, de l’Endurance, le voilier amarré juste derrière Christer à Tanger. A bord, quatre gars sympas que l’on soupçonnait alors de faire ample consommation de «chocolat» marocain. A marée basse, leur voilier restait parfois suspendu contre le quai sans que personne à bord ne s’en inquiète… Nous sommes invités à partager leur repas et c’est un véritable plaisir. Nous parlons de nos navigations respectives et du temps pourri qui nous a accompagnés. Les gars de l’Endurance avaient quitté Tanger trois semaines avant Christer, faisant halte à Essaouira. Leur traversée vers Las Palmas s’est passée dans une mer superbe, l’équipe complètement «stone» jouant de la trompette et du tam-tam sur le pont…
Le chou farci cuisiné par Bab est un régal pour nous qui sommes soumis au régime polenta interprété à toutes les sauces depuis plusieurs jours. Les réserves faites à Ceuta touchent à leur fin et nous n’avons plus que des flageolets et du maïs en grains pour varier les menus. Tandis que nous prenons congé, Jean-Luc enfile discrètement quelques pesetas au fond de ma poche. Notre gousset est vide, juste de quoi envoyer un télégramme à mes parents: «Bien arrivés-Bises-Bonder-Poste restante-Las Palmas».
Nous réfléchissons aux moyens susceptibles de renflouer la caisse de bord. Lors du ramassage des poubelles, nous récupérons quelques quotidiens locaux en espérant y trouver une offre d’emploi. Nada… Faire des aquarelles et les vendre ?… Des bateaux en bouteilles ?… Du charter ?…
A l’arrivée de mes parents, nous quittons le port de Las Palmas pour celui de Puerto Rico situé au sud de l’île. Dix jours s’écouleront dans la bonne humeur des retrouvailles, à parler, se baigner, visiter l’île et y admirer la nature exubérante.