Le chant de l’étrave
Christiane Bonder | La douane de la Haute-Volta est une petite case de paille éclairée d’un unique falot à la mèche vacillante. C’est à peine si le douanier endormi descend ses pieds du bord de la lucarne pour appliquer un tampon sur nos passeports. Le chauffeur nous informe alors que nous passerons la nuit dans le prochain village. Les pistes deviennent de plus en plus mauvaises et le récent coup d’Etat en Haute-Volta n’autorise pas les déplacements au-delà de 23 heures. Nous nous rendons dans l’unique buvette où le patron loue des cases aux voyageurs. Des militaires fin saouls nous offrent de la bière et demandent à Erik s’il est disposé à vendre sa femme… Je suis honorée que l’on songe à m’échanger contre deux sacs de riz et quelques chèvres… Avec les gosses du village, Olivier danse dans la cour au son d’un balafon. La case qui nous est proposée ne comporte que trois nattes et une cruche d’eau, tout ce qu’il faut pour être heureux. Le lendemain à six heures, nous sommes réveillés par la musique du même balafon, un instrument si beau que notre journée en est enchantée. Nous déjeunons sous un manguier où des Noirs au visage fatigué mangent du riz nature. Le café est infect. La suite du voyage se révèle cahoteuse puisque, au risque de se retourner, la 504 n’avance qu’à 10 km/h avec une panne à l’appui. Une bougie défectueuse en est la cause. Débrouille, le chauffeur nullement perturbé tente de faire une soudure à l’aide de son briquet… Et ça marche!!! Nous gagnons Bobo-Dioulasso en fin de journée.
Rendus de suite à la gare ferroviaire, nous achetons trois billets pour Ouagadougou. Le train «La Gazelle» passera vers une heure du matin. Nous profitons de nous promener dans la ville, mangeons chez un bana-bana et, juste avant le couvre-feu de 23 heures, entrons dans le hall des départs. En nous faufilant parmi les indigènes affalés, endormis à même le sol, nous remarquons un matelas qui semble n’appartenir à personne. Nous y installons Olivier qui titube de fatigue. Peu après, deux hommes à la mine hargneuse nous prient de débarrasser ce petit toubab endormi sur leur bien. Ils sont d’une telle agressivité qu’il est difficile d’éviter la bagarre. Un journaliste de Jeune Afrique nous vient en aide et tout se calme… Nous parlons alors du racisme inversé… J’installe Olivier par terre sur mon pull en laine. Il s’endort et je me dis que notre petit garçon, qui approche gentiment de ses cinq ans, est un enfant adorable et courageux qui aura suivi ses parents vagabonds sans jamais protester… Je passe mes doigts à travers ses boucles dorées et des rayons de soleil me traversent le cœur.
«La Gazelle» arrive enfin à trois heures du matin. Je m’occupe des bagages tandis qu’Erik porte Olivier sans le réveiller. Le jour venu, nous admirons un paysage d’une rare beauté. Les villages aux tons ocre-orangé, les cases comme des pâtés de sable entourés de broussaille. Aux arrêts, les indigènes revêtus de pauvres chiffons usés proposent et vendent leur artisanat, des tissus magnifiques, un peu de nourriture. Une vieille emballée dans un manteau sale et trop grand tient à la main des colliers en grappes composés de petites perles de céréales. Elle m’explique qu’en les portant en guise de ceinture, les femmes engendrent beaucoup et sans peine. Je lui achète un collier et un tissu en coton naturel décoré de motifs animaliers peints en noir. De grandeurs différentes, ces tissus de format rectangulaire sont constitués de quatre à cinq bandes de coton cousues entre elles.
Soudainement, je me sens lasse et fatiguée… Quelquefois, j’ai envie de prendre cette misère dans mes bras et de la consoler…
Rendus à Ouagadougou, nous allons de suite à l’agence «Le Point». Le prix du voyage dépasse largement celui qui nous avait été indiqué et le vol de la semaine est complet. Le prochain départ est prévu dans dix jours et il nous faut rapidement payer nos billets afin de les réserver. Le Consulat de Suisse ne pouvant nous aider, les téléphones à mes parents, à la banque s’enchaînent… L’argent nous parvient en trois jours – miracle ! – nos billets sont réservés !
Des amis bretons résidant à Hann, les Madec, nous avaient offert un petit hippocampe séché en guise de porte-bonheur avant d’entreprendre ce voyage. Nous remercions le petit animal qui a si bien rempli son rôle…