Cinéma – Lettres ouvertes de Katharine Dominicé : des visages et des voix pour les invisibilisé·e·s
Au cinéma d’Oron dès le 10 mai

« Une lettre ouverte est un texte souvent engagé qui, bien qu’adressé à une ou plusieurs personnes en particulier, est exhibé publiquement afin d’être lu par un plus large groupe ». Chez Katharine Dominicé, ce dispositif singulier est mis en film, de manière à ce que l’intime devienne récit publique. L’histoire des travailleurs et travailleuses immigré·e·s est ainsi narrée par elles et eux, juxtaposée à un point de vue suisse que narre Antoine Jaccoud par une passionnante voix-over.
Du personnel au collectif
De 1931 à 2002, la Suisse, en manque de bras dans le domaine de la construction notamment, délivre des autorisations de séjours saisonniers à près de 6 millions de travailleurs·ses immigré·e·s, contraint·e·s d’être séparé·e·s de leur famille ou de cacher leurs enfants sur le territoire suisse, des enfants que l’on nomme depuis « enfants du placard ». Ce sont ces voix brimées par une loi oppressante que décide de relayer le moyen-métrage de Katharine Dominicé en proposant à des personnes concernées d’écrire des lettres à leur professeur d’enfance, à leurs enfants ou parents. Une fois écrites, ces lettres qui s’adressent à une personne précise tout en racontant de l’intérieur une situation complexe sont lues face caméra par leurs auteur·e·s. Ces plans assez simples de prise de parole dans des lieux précis sont ensuite remplacés par des images d’archive de la vie des protagonistes, parfois secondées par celles de la Radio télévision suisse. Les deux sources d’images d’archive fonctionnent bien ensemble, de sorte que l’on ne remarque pas forcément lorsqu’il s’agit d’images personnelles ou publiques. Par ce biais, le film continue jusqu’à sa forme de mêler le personnel au collectif.
Une zone trouble
Les images d’archive encadrées par le texte lu permettent ainsi de se plonger yeux et oreilles dans une problématique passée sous silence, tant au moment de son apparition qu’aujourd’hui. Lettres ouvertes est ainsi un film nécessaire, qui vient clarifier une zone trouble de notre mémoire collective. Par les prises de parole touchantes des protagonistes du film, des visages sont mis sur tout un monde laissé jusqu’alors anonyme. Des lents plans de Genève vus d’hélicoptère permettent aussi de saisir le nombre de bâtiments construits par la vague de saisonnier dans les années 60. Les dates sont directement inscrites sur les bâtiments, comme pour permettre à l’œil de considérer enfin une vérité invisibilisée quoique omniprésente.
Rencontre manquée renégociée
Lettres ouvertes résout aussi le problème d’une rencontre manquée, celle d’une population suisse restée indifférente aux difficiles conditions de vie de ses nouveaux·elles alliés·es. L’arrivée de travailleurs·ses immigré·e·s répondait en effet à un besoin de bras, ce que thématise par un superbe texte le dramaturge et scénariste Antoine Jaccoud en disant par exemple que les Suisses ont cherché des bras, mais pas des têtes. L’entremêlement de son texte et de ceux des personnes concernées fait que le film est une rencontre, indispensable quoique tardive.
« Lettres ouvertes »
Documentaire, Katharine Dominicé, Suisse, 2023, 61’, Vostfr, 16/16 ans
Première en présence de la réalisatrice Samedi 13 mai, à 17h, à Oron