Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
IV, jeudi 3 juillet 2014
Il était passé minuit quand Cordey se mit au lit. L’ordre des priorités était respecté: 1. La digue, 2. La Nautique. Trois jours s’étaient écoulés depuis l’appel de Mme Morerod, trois jours qui changeraient peut-être sa vie. Il reprenait du service, pour autant qu’on pût dire. Il revoyait Parisod, Amanda revenait. Au réveil, il mit de l’ordre dans ses idées, ouvrit son calepin et, au café matinal, observa l’ordre des priorités qu’il s’était fixé la veille. La digue figurait bien en première place, la Nautique en seconde. Mais Amanda, au point 8?… Elle passerait devant! L’histoire des familles le tarabustait. Cordey décrocha le téléphone et appela Mme Morerod.
– C’est vous? fit-elle lorsqu’elle le reconnut à la voix. Une bonne nouvelle?
– Un peu tôt pour le dire. Votre histoire m’intéresse. Mais n’en espérez pas trop.
– Alors… votre appel?
– Quelques questions. J’essaie d’y voir clair dans la chronologie. Vous m’avez dit de vive voix, en parlant de vos jeunes années respectives, que Morrens a fini par se marier, et vous aussi.
– En quelle année?
– Jacques s’est marié en 71.
– Donc, après qu’il soit rentré et que vous vous soyez revus?
– Oui.
– Et ce mariage, toujours après vos retrouvailles?
– Oui.
– Vous, vous êtes également mariée, n’est-ce pas?
– En effet.
– Et vous avez continué à vous revoir, tous les deux, année après année, chacun étant marié de son côté?
– Oui.
Il inspira profondément.
– Vous avez ajouté, lors de notre entretien: «Avec une de Saussure, comme si l’histoire des familles devait se répéter.» Que vouliez-vous dire?
– Est-ce important? demanda-t-elle.
– Un peu tôt pour le dire, mais si vous souhaitez de l’aide, ce serait bien que vous coopériez.
– Vous avez sans doute raison. Mais c’est sans rapport avec la disparition de Jacques.
– S’il vous plaît.
– C’est une leçon d’histoire un peu rébarbative, mais vous l’aurez voulu. Jacques est né «de». A la fin du moyen-âge, la seigneurie de Morrens relevait des évêques de Lausanne. Au début de la Renaissance, les de Saussure ont acquis Morrens et l’ont conservée deux siècles, jusqu’à la Révolution. Les armoiries du village sont pour moitié celles de l’ancienne famille de Saussure. C’est encore un de Saussure qui construisit le château à Morrens et en resta propriétaire jusqu’à l’entrée du canton dans la Confédération, en 1803.
– Voulez-vous dire que les de Morrens, par ce mariage, se trouvaient à nouveau inféodés aux de Saussure?
– C’est une manière de dire les choses. A vous de voir. Ce qui est curieux et que nous ne devons ni aux uns ni aux autres, c’est l’église construite au XIIIème siècle, placée sous la protection de Saint Nicolas. Saint Nicolas, s’il est le protecteur des enfants, est aussi le patron des navigateurs. Amusant, non?
– Quel rapport? demanda Cordey.
– Peut-être aucun. Mais l’histoire, toujours se fier à l’histoire.
V, vendredi 4 juillet 2014
La vie n’est pas toujours comme on l’aurait souhaitée. Son déroulement peut parfois surprendre. Cordey, en tant qu’homme, s’était dit qu’Amanda Jolle lui reviendrait. Or, elle ne rappela pas. Pas tout de suite. Chez lui, il se sentit aussi maladroit qu’inutile. Il occupait son temps à feuilleter d’anciens livres sur l’Histoire vaudoise, sur les anciennes familles. L’été 2012 lui revenait en mémoire, troublait sa concentration. Le canton de Vaud actuel, ancien comté, puis Pays de Vaud à l’exception de Lausanne et de ses possessions, dépendit successivement de la Bourgogne, des Zähringen, de la Maison de Savoie jusqu’en 1536, puis de Berne. On trouve donc dans ce canton des familles de noblesse féodale, savoyarde, patricienne bernoise et, enfin, des familles de noblesse d’intégration. Les terres épiscopales lausannoises formaient, à l’époque savoyarde, une enclave indépendante. L’évêque de Lausanne était le souverain temporel d’une seigneurie comprenant quatre paroisses de Lavaux et quelques châtellenies. Aucun évêque ne fut jamais savoyard. Les comtes puis les ducs de Savoie ont longtemps caressé l’idée de s’emparer de Lausanne. Ils n’y sont pas parvenus. Le duc de Savoie menaçait la cité de Calvin qui appelait à l’aide. Berne lui déclara la guerre. La Réforme a séduit un certain nombre de Lausannois qui sont allés grossir les rangs des armées bernoises entrant dans le Pays de Vaud.
Avaient-ils donc fait si faux, Amanda et lui?
Cordey consulta son armorial, et y trouva pourtant des renseignements sur les familles de Mestral, de Gingins, de la Harpe, de Goumoëns, de Watteville, de Luze… les anciennes familles et leurs origines. Il s’intéressa aux seigneuries et baronnies d’époque, comme celles d’Aubonne (les sires étaient enterrés dans l’abbaye de Bonmont à Chéserex), de Blonay, la plus ancienne, (les sires sont enterrés chez les cisterciens de Hautcrêt), de Billens (qui reposent dans l’église Saint-François à Lausanne), de Lucens, de Cossonay, de Grandson, Guiguer, Grand d’Hauteville, et bien d’autres. Sans omettre la famille de Saussure!
Le rappellerait-elle?
Il corrigea aussi la chronologie des faits dans son calepin et nota qu’à l’époque épiscopale l’importation de vin étranger était interdite. La production des vins de Lavaux suffisait à la consommation lausannoise!
– Ça va faire saliver notre ami Parisod, se dit-il.
Amanda… Cordey ne prêtait pas à l’histoire la concentration nécessaire. Ces recherches avaient leur côté rébarbatif et semblaient ne mener nulle part. Aussi Cordey se concentra-t-il sur cette remarque de Mme Morerod: «L’histoire des familles qui se répète.» Son livre de l’histoire suisse lui disait qu’en 1594 Daniel de Saussure reçut d’une famille Réal la seigneurie de Morrens inféodée aux évêques de Lausanne. Les armoiries de l’actuel village de Morrens avaient d’ailleurs adopté la partie inférieure à l’écu des Saussure. Curieusement mais ça n’avait rien à voir, c’est à la cure de Morrens que naquit en 1670 le major Davel que les Vaudois guillotinèrent plus de septante ans avant leur indépendance. En 1913, c’est par alliance qu’un de Saussure, Ferdinand, savant de renommée internationale, reçut le château de Vufflens. Mais on s’égarait…
A SUIVRE…