Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Et mes effeuilles ? s’inquiéta le vigneron.
– Pour le moment on ne t’y a pas vu souvent.
– C’est vrai, mas j’ai du monde à la vigne. Et ça demande un contrôle. Surtout c’est une année de m… où tout a commencé tard. Et là, à présent, la nature a un peu tendance à nous rattraper, voire à nous dépasser. On a eu des records de pluie, un peu de grêle, à présent la mouche suzukii. En plus, je crois, tu vois, pour la qualité du millésime, c’est pas gagné d’avance. Alors faut s’appliquer.
– La mouche asiatique? releva Amanda.
– Oui. Elle est apparue en 2011 dans les Grisons et le Tessin. Elle s’attaque à des fruits mûrs dont le raisin. J’ai bien fabriqué des pièges l’an passé, selon des infos d’Agroscope. Ça a l’air de marcher. Pas à cent pour cent, mais c’est mieux que rien. Et c’est un sacré boulot de les poser et de remplacer le liquide.
Cordey tapota l’épaule de son ami comme pour lui dire que c’était à lui de voir.
– Demande à ton voisin de vigne que son Macédonien de Roumanie…
– De Bulgarie, coupa le vigneron. Du moins sur le passeport. Sans quoi…
– Bon, poursuivit Cordey, de Bulgarie. On ne dira rien, mais demande-lui de finir tes parcelles. Vous réglerez ça plus tard et tu m’accompagnes dans les Alpes.
– Deux appels et je suis ton homme. Quand partons-nous?
– Laisse-moi un moment pour essayer d’organiser ça.
En fait ce fut en vain. On ne souhaitait la visite de personne. Un ancien président de la série, au téléphone, se souvenait qu’il avait été question d’une guitare, sans se rappeler laquelle ni en quelle circonstance. La guitare devenait donc un élément de l’enquête au même titre qu’une épave de bateau ou un témoignage concordant. Restaient Pictet, Bordier et le fou! Le festival! Et ces étranges coïncidences d’accidents…
* * *
On s’en souvient, Cordey avait par téléphone annoncé leur visite à Pictet pour la fin de l’après-midi. Il se comportait finalement comme l’inspecteur principal adjoint qu’il avait longtemps été. Amanda, Parisod et lui-même eurent donc encore le temps, après leur arrêt au Métropole, de longer les quais, de laisser sur leur gauche le canot d’Amanda amarré au port des Eaux-Vives et de poursuivre leur marche jusqu’au Port-Noir.
En chemin, Amanda demanda à Cordey s’il avait vraiment songé à monter à Gstaad.
– Bien sûr! La guitare aurait peut-être débouché sur quelque chose d’utile. N’oublie pas qu’ils se croisent tous sur l’eau ou à un cercle, d’un championnat à l’autre, et qu’avant l’époque du Toucan Mme Morerod a d’abord navigué avec Morrens sur un 5.5 Metre.
Ils comptèrent trente-cinq minutes d’une marche régulière. A l’entrée du restaurant de la Nautique, le même panneau indiquait toujours qu’il s’agissait d’un Cercle privé réservé aux membres. Parisod présenta sa carte de membre du Cercle de la Voile de Moratel-Cully attestant son adhésion à Swiss-Sailing et supposée lui ouvrir les portes de la plupart des clubs nautiques du monde.
Ils commandèrent à boire. Cordey sortit son calepin et son stylo, un vrai Caran d’Ache. Tout suisse!
– J’ai besoin d’avoir les idées claires. Faisons le tour de ce que nous savons et de ce dont nous allons discuter chez Pictet.
Amanda approuva. Elle détailla le genre de vie que menaient à Gstaad et aux Pays d’En-Haut quelques belles fortunes genevoises, fort heureusement membres de la Nautique et actives sur différents plans d’eau.
– Tu sais tout ça?
– Les femmes, tu vois, chez le coiffeur ou ailleurs, lisent ce genre de journaux. Ça peut même s’avérer utile. Mais en fait, je ne vois pas trop en quoi.
– Puisqu’il semble que tout le monde navigue dans ce milieu… prends quelques noms, ça peut être utile. Bon, je continue. Pictet va devoir nous expliquer le traumatisme de Louis, si Morrens avait prévu une chambre en chemin ce fameux soir du 27 juin 2003 et surtout quid de ses trois semaines de vacances.
Cordey relut une fois de plus ses notes et ajouta :
– Il y a encore le séjour de nos deux amis avant la rénovation du Métropole et l’épisode Solaire. Gstaad s’il nous reste du temps. Quelque chose à ajouter?
– Peut-être, fit Parisod. J’ai une bouteille à lui offrir. Du calamin.
– Ecoute, mon vieux, on est là pour une enquête…
– Justement! J’y arrive. A-t-on trouvé les restes d’une bouteille à bord de l‘épave?
– Tu rigoles, j’espère!
– Pas du tout! J’en ai toujours une à bord de mon 6.5m, une chopine ou une désirée, et pas seulement parce que je suis vigneron. On aime tous boire un verre sur le lac. Question de culture, surtout en 2003 où l’alcool n’était pas encore diabolisé! Ils ne peuvent pas comprendre ça, nos intellos de service, à Berne ou ailleurs, ceux qui nous emm…avec des lois stupides. Donc, avait-il une bouteille avec lui?
– Qu’est-ce que ça changerait?
– En fait, mon ami, si je devais descendre à Genève pour amener un voilier à une régate, je prendrais le temps et m’arrêterais en chemin si les conditions l’exigent. Mais je m’offrirais le temps de barrer tranquillement, un verre à la main. En revanche, si le vent forcit, que la raison ou la prudence recommande une escale ou une descente rapide, il n’est plus question de boire, surtout si la disparition est préméditée. Là, tu vois, le verre n’est même plus non-envisageable, il est carrément proscrit. Question de bon sens.
– Tu peux être plus clair?
– C’est simple, poursuivit le vigneron. Morrens quitte Lutry vers 9h30 comme on sait. La bouteille est emballée pour qu’elle reste fraîche. Parce que tu vois, mon ami, entre bons navigateurs on ne boit jamais avant 11h et toujours après 17h. Or, vers 17h, la bise devait déjà souffler fort, sauf erreur de ta part et selon ce que je lis dans tes relevés météorologiques. Donc, il aurait eu le temps de boire un verre, mais avant midi. Et s’il était seul, je doute qu’il ait fini la bouteille! Comprendo? Alors je répète la question: a-t-on trouvé une bouteille dans l’épave ou à proximité? Vide, pleine, encore emballée?
Cordey semblait tomber des nues. Il est vrai que comme piéton et automobiliste il ne connaissait pas, comme tout un chacun, les habitudes des usagers des autres moyens de transports, en l’occurrence nautiques.
– Non, aucune idée. A mon avis, cet élément n’a même jamais été évoqué. Mais on peut en parler à Pictet.
– Il y a deux manières de mépriser le vin, ajouta Parisod, c’est de trop en boire ou de ne pas en boire. Comme navigateur, on fait en général juste. Pictet te confirmera volontiers.
A SUIVRE…