Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Les moteurs de recherche lancèrent d’abord des sites français totalement inutiles. Il fallut affiner les recherches et attendre. L’ordi de Cordey avançait à pas de canard. Quand la bouteille fut vide, ils eurent enfin trouvé la page qui les renseignerait, www.prevision-meteo.ch/climat/horaire/geneve-cointrin. Ils introduisirent la date du vendredi 27 juin 2003, puis dans la carte, sous localisation de la station, ils cliquèrent en premier lieu sur Pully, le port le plus proche. Lutry ne figurait pas dans la liste.
En introduisant un départ probable aux alentours de 09h30, ils constatèrent que le vent de départ soufflait du sud, sud-ouest à une vitesse à peine inférieure à 4 km/h, jusque vers 15h00, et qu’à Nyon/Changins de 18h à 21h les rafales déferlaient à 50km/h pour une vitesse moyenne située à 4 sur l’échelle de Beaufort, avec rafales de force 7. Plus tard, une bise modérée s’était installée.
– A la vitesse des rafales, déclara Amanda, un voilier peut enfourner dans la vague. Ça devient sportif. Dangereux si on navigue en solitaire. Périlleux si on arrive dans un port seul et sans moteur. La question est de savoir quand et où Morrens a touché les airs.
– Imaginons quand même qu’il trouve un port, par prudence. Ça paraît moins risqué que d’arriver à Genève où la concentration des bateaux est forte. Il a l’intention de s’y abriter et d’y passer la nuit. Je note ça pour la veuve. C’est une possibilité.
– D’accord. Et en cas d’échec ça lui laissait une marge pour descendre jusqu’au bout du lac, à Genève. De voir venir, comme on dit. Voyons l’étape suivante, suggéra Amanda.
Le 28 juin, à la station de Nyon/Prangins, un vent à dominante sud-est soufflait de 9h à midi à environ 10km/h. Ils retrouvèrent à peu près les mêmes données aux relevés-horaires de Genève-Cointrin.
– Un temps idéal pour sortir d’un port et arriver à Genève en toute tranquillité, fit Amanda.
Ils cliquèrent encore et ouvrirent quatre pages pour pouvoir naviguer d’une information à l’autre.
– C’est intéressant et rend l’aventure plausible, dit Cordey. On sait ce qu’il fallait savoir. Morrens a dépassé Nyon, s’est trouvé dans les rafales et a pu perdre le contrôle du voilier. Comme il n’y a plus de ports entre Versoix et Genève, ça peut expliquer l’échouement à la digue. On peut en conclure qu’il s’est laissé surprendre, qu’il a manqué l’amarrage à Versoix, que l’entrée lui paraissait compromise ou qu’il tenait absolument à arriver à Genève le jour même.
– Oui, c’est possible, les jours sont longs en juin et avec la bise la visibilité devait être bonne.
– Arrivée en soirée à Genève… C’est peut-être ce qu’il fallait qu’on croie…
– Voyons ce que suggère le site des Toucan, avança prudemment Amanda.
Elle cliqua aussitôt sur différents moteurs de recherche. Des plans du voilier aux régates à venir, tout y était. Elle tomba même sur les résultats de la Semaine de la Voile 1999. Il y était question d’une annulation de régate, la limite de vent pour la série étant de 25 noeuds, 28 en rafales.
– Eh bien voici notre information! s’exclama Cordey. 28 noeuds, ça doit bien faire dans les 50 – 55km/h?
– En effet, admit Amanda. C’est jouable. Mais en solitaire?… Il quitte Lutry par petits airs, équipe probablement le voilier d’un génois, puis…
– Appelle Parisod, veux-tu?
Au bout du fil, l’ami vigneron admit les faits et livra l’explication suivante. En régate, un Toucan avec deux équipiers au trapèze et son bulbe de 1300 kilos naviguait bien jusqu’à plus de 25 noeuds. Un navigateur solitaire se contentait de 20 noeuds, voire moins, s’il voulait mener le voilier à bon port sans risque. Il réduisait aussi les voiles. Les réduire, c’était les remplacer. On utilisait par petits airs une voile avant à grand recouvrement, le génois, qui devenait dangereux si le vent forcissait. On établissait alors une voile de moindre dimension, le foc. La manoeuvre de remplacement pouvait s’avérer périlleuse!
– Donc, résuma Amanda, la météo était bonne mais les vents ont tourné dans l’après-midi. Une forte bise s’est levée, du moins dans le Petit-lac. Il pouvait naviguer rapidement et escompter une arrivée au Port-Noir de Cologny avant la nuit. C’est plausible. Dangereux aussi! Nous venons d’en avoir confirmation.
Cordey ouvrit la page Google Earth et cliqua sur l’onglet «Outil» puis sur la mention «Règle».
– Moins de vingt kilomètres séparent Nyon de Genève par le lac et en ligne droite, dit-elle. Par vent arrière et à la moitié de la vitesse du vent moyen, il faut à peine une heure par le lac pour couvrir cette distance.
– Le voilier doit forcément avoir été vu quelque part dans l’après-midi. Les rafales à 50 km/h ont soufflé après. J’imagine que les bateaux étaient rentrés à leur port d’attache. Les éventuels témoins n’ont pas pressenti la difficulté. L’accident dû à la vitesse du vent a fini par se produire dans une zone non fréquentée. A moins d’une mauvaise manoeuvre?… A quelle heure situer l’échouement? Qui peut nous renseigner?
– Schneider? On sait que l’épave a été découverte samedi vers 11h.
– Les pêcheurs ont-ils été entendus? se demanda Cordey en se remémorant ses premières notes.
XVII, jeudi 17 juillet 2014
La maison occupée par la veuve Morrens était, comme on l’a vu, ancienne et proche du bourg. Une affiche périmée des «Concerts de J.S. Bach de Lutry», était collée à la porte d’entrée.
Après s’être annoncés, Amanda Jolle et Benjamin Cordey furent introduits dans un petit salon meublé à l’ancienne et décoré d’innombrables tableaux. Une double porte-fenêtre donnait sur un balcon. On commença par parler sécurité, brigandage, nuisances. Cordey connaissait un peu le sujet. Son métier avait consisté à interroger, écouter, déduire, reproduire, noter, vérifier, et parfois à émettre un commentaire. Au fond, il donnait raison à la veuve. Toutes les semaines lui étaient parvenus des rapports de plaintes pour brigandage, tapage nocturne, déprédation de biens publics et autres. C’était bien un conflit de classes, mais il se garda bien de le dire. Le projet «Rives du Lac» allait bien dans ce sens.
Il se fit alors un silence. Amanda regarda Corina Morrens. Peut-être avait-elle simplement voulu retarder l’échéance de cette discussion, de ce qu’elle ne tarderait pas à apprendre? «On n’ajourne pas éternellement la vérité, semblait-elle vouloir dire en posant sur les deux visiteurs son profond regard clair.»
– Pardonnez-moi, je m’étais un peu égarée. Je vous écoute, fit-elle en en les invitant à s’asseoir.
– Le 27 juin 2003, votre mari, Jacques Morrens, quittait vers 9h30 le port de Lutry, seul à bord de son Toucan. Selon les rapports, vous aviez déjeuné ensemble. C’était un vendredi. Il se rendait à Genève pour y disputer une série de régates. Le voilier a été découvert dans la matinée du samedi 28 juin, échoué sur une digue privée à Versoix, sans avoir touché le bout du lac, par des pêcheurs.
– En effet. La police a fait son travail à l’époque. Plutôt bien il me semble. Ils ont interrogé tout le monde et fait toutes sortes de recherches, mais ils n’ont rien trouvé. Qu’avons-nous découvert depuis?
Cordey ne répondit pas tout de suite. Il s’était pourtant préparé à cette question.
– Il y a une autre femme, murmura la veuve comme pour lui faciliter la tâche. C’est elle, n’est-ce pas?
– Savait-elle? se demanda Cordey.
– Je n’ai jamais régaté, poursuivit la veuve. Les hommes, polis et civils au quotidien, deviennent parfois hargneux, violents, agressifs ou simplement nerveux lorsqu’il s’agit de régater. Tous ces mouvements accomplis dans la hâte ou la panique… ça ne me plaisait pas. Ça ne m’intéressait pas non plus.
A SUIVRE…