Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Pas qu’elle prenait le relais, non, c’était différent. Par exemple, une régate extraordinaire, le dernier soir de la Semaine. Nous étions seize Toucan. Peut-être en 1979. Il y avait les grands noms de la voile, Firmenich, Stern, Psarofaghis, Durr. Nous étions deuxième ou troisième au classement provisoire et naviguions sur un mauvais bord. Les meilleurs nous distançaient, les autres revenaient. Jacques n’écoutait pas. J’ai choqué le génois pour donner de la puissance. Il regardait Marie-Jasmine. Elle le regardait, confiante. Louis savait, comme toujours. On n’était pas toujours d’accord, mais quand elle était là, tout se passait autrement.
– Que s’est-il alors passé ? demanda le vigneron, comme il voyait que le banquier tardait à poursuivre.
– Les airs ont basculé. Personne ne pouvait prévoir ça. Sauf peut-être Louis qui avait fini par ne plus rien dire. On a gagné. On a toujours été les meilleurs, mais là, on a été exceptionnels. On aurait dit que les deux, ils avaient compris. Qu’ils avaient vu venir la bascule. Ou même que le vent leur avait obéi. C’était comme ça. C’était toujours comme ça avec eux, entre eux. Cette Semaine du soir, on ne devait pas la gagner. On l’a gagnée quand même. On a presque tout gagné durant toutes ces années.
– Pouvez-vous être plus précis dans votre manière de les décrire ? demanda Cordey.
– Que vous dire de plus ? Les gestes étaient les mêmes. La tactique aussi. C’était le même voilier, les mêmes voiles. Un autre équipier, mais peut-être toute la différence. Il y avait quelque chose qui nous dépassait. On se surpassait sans en avoir conscience, et eux, ils semblaient ne former qu’un.
– Vous avez pourtant dit que vous gagniez tout. Les autres régates, sans elle, vous ne les gagniez pas ?
– Si. On les gagnait aussi. Mais pas de la même manière. Une touche en moins. Louis avait une mémoire prodigieuse. D’une année à l’autre, il se rappelait les configurations, les voiles, les concurrents, tout. On avait fini par l’appeler disque dur. Oui, on gagnait aussi, mais pas de la même manière. C’était plus laborieux.
– Je comprends, fit Parisod. J’ai vécu ça une fois. Une seule. On a su d’avance qu’on allait gagner. Qu’on gagnerait tout. J’ai recouru après ça toute ma vie. J’ai jamais pu rattraper.
Le vigneron serra les dents. Amanda s’approcha de lui. Le banquier fut plus rapide. Il lui posa une main sur l’épaule. Cordey regardait ce camarade jovial qui n’avait pas hésité une seconde à lâcher ses vignes pour l’accompagner à Genève. Il avait donc connu ce moment de symbiose totale, lui aussi. Olga ?…
– Amanda, avait-elle, elle aussi, vécu ces moments uniques ? s’inquiéta Cordey.
Le temps passait. Le banquier annonça le dernier verre. Amanda se plaça face à Cordey, presque à le toucher. Elle cogna son verre contre le sien et planta son regard dans le sien. Voulait-elle aussi partager ces moments uniques dans ce qui leur restait à vivre ?
– Pensez-vous qu’ils entretenaient une relation, disons… autre ? demanda enfin Cordey.
– Je regrette… Il ne m’appartient pas de vous répondre.
– La guitare… oui, la guitare, fit le fou soudain éveillé et revenu de la pièce voisine, ou sorti de ses chiffres astronomiques. C’était elle. Le vent effleure les cordes. Pas un son pareil à l’autre dans la répétition des mondes. Ou des morceaux. A jamais, jamais différents !
Ils avaient tous écouté religieusement, puis s’étaient regardés.
– La guitare a-t-elle un nombre ? finit par demander Cordey.
– Que voulez-vous dire ? demanda le banquier.
– Je maîtrise mal la voile, mais l’aspect musical me travaille. Vous avez parlé de Louis et d’écoute, et lui de nombres et de guitare. Ma question est: une guitare peut-elle avoir un nombre ? Ce qui expliquerait peut-être les équations incompréhensibles de votre ami.
– Je ne m’étais jamais posé la question. Il y en a bien assez dans la vie. Pour si peu de réponses.
– Le vent dans les cordes… Ça vous inspire quelque chose ? demanda Cordey après un moment et quand il fut établi que Louis se tairait.
Secouant la tête, Parisod avança prudemment:
– Je vais peut-être dire une bêtise, mais oui, le vent sur les cordes évoque en moi quelque chose. Un concert au Jazz de Montreux, Gary Moore. Je ne sais plus l’année, mais ça fait un moment. Une des plus belles envolées solo que j’aie jamais entendue. Still got the Blues, ça vous dit quelque chose ? Une version comme on n’avait jamais entendu. Dans la salle, on n’a pas osé applaudir. On était muets. Ça ne s’était jamais vu.
– Oui, fit le fou. Jamais vu.
Perplexe, le banquier posa son verre. Il se rapprocha de son ami, le prit par les épaules, chercha son regard qui, évidemment, ne le voyait pas, ni lui, ni rien, ni personne.
– Peux-tu répéter ?
Mais déjà sur les lèvres du fou se lisaient les nombres des équations aux millions d’inconnues.
– Qu’y a-t-il ? demanda Amanda.
– C’est étonnant. Depuis son trouble, il n’a jamais répété.
– Il peut donc nous entendre ?
– Entendre n’est peut-être pas le mot. Il nous perçoit, il reconnaît les bruits. Comme un autiste. Il ne restitue ni réponse, ni sentiment. Rien.
– Vous voulez dire, dit Cordey en prenant le relais, que le «depuis son trouble», c’est depuis un jour défini, pas comme les autres, une sorte d’accident avec un avant et un après ?
– Les médecins ont parlé d’un trouble, d’un traumatisme, je ne sais plus. En fait, il s’agit d’une cassure. Intérieure. Définitive. On parlait de l’interner. J’ai refusé. Il n’a pas de famille. Il vit ici, dans cette maison. Je lui a aménagé une chambre à l’étage. Par la force des choses, je suis devenu son tuteur.
– Sait-on ce qui s’est passé ? demanda Amanda.
– Depuis le temps j’ai oublié. C’est assez compliqué. Une sorte de traumatisme, peut-être irréversible.
A SUIVRE…