Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Vers 19h, nos trois amis prirent congé, un taxi puis le canot à moteur toujours amarré au bout de la digue du port des Eaux-Vives.
– Il était temps, affirma Amanda. Je n’aime pas tellement ces rôdeurs.
* * *
A 19h30 ils larguèrent les amarres sous l’oeil admiratif ou haineux, c’était selon, des occupants de la digue. Peu après, comme ils passaient au plus court au large de Collonge-Bellerive, Cordey se redressa.
– J’aimerais assez voir Versoix et sa digue une dernière fois. Peut-être y verrons-nous aussi des pêcheurs.
– Pourquoi pas? Encore faut-il que ce soient les mêmes qu’il y a onze ans.
– Peu importe, rétorqua Cordey. Pareille occasion ne se reproduira peut-être pas avant longtemps. Ça va peut-être m’aider à comprendre.
Amanda mit le cap au 310 sur Versoix. A vue d’oeil, il ne leur fallait pas plus de cinq minutes pour couvrir les trois kilomètres qui les séparaient de la digue.
A plusieurs dizaines de mètres de la rive naviguait un canot à moteur pourvu de deux petits mâts. Il arborait le ballon blanc des pêcheurs à la traîne et ne dépassait pas les deux ou trois noeuds. A quelques dizaines de mètres à l’arrière de l’embarcation, des deux côtés, suivait une ligne tendue par deux écarteurs reliés aux mâts de l’embarcation. Amanda coupa les gaz bien assez tôt. Elle se trouvait aussi dans la zone riveraine intérieure, en principe interdite à la navigation des bateaux à moteur de plaisance.
– Que fait-on à présent?
– On leur demande si l’échouement d’un Toucan, il y a onze ans, leur dit quelque chose.
– C’est risqué, lui dit Parisod. Ils ne voudront ni ne pourront s’arrêter au risque d’emmêler toutes leurs lignes. Ils nous regardent déjà d’un drôle d’oeil.
– On va s’approcher doucement.
– J’essaie, lui répondit Amanda en amorçant la manoeuvre. On verra comment ils réagissent.
– Le canot à moteur s’approcha par l’avant et à vitesse réduite du bateau de pêche et le laissant dans son sillage. Amanda montrait ostensiblement qu’elle ne gênerait ni leur cap ni leurs manoeuvres. A distance réduite, Parisod demanda à Cordey s’il pouvait mener la discussion. Il connaissait les pêcheurs, leur attitude parfois rébarbative, leur manière, l’art de la pêche.
Il se mit debout, fit un signe aux pêcheurs et leur cria, les mains en porte-voix, qu’ils se rapprocheraient encore, sans les gêner. Ce que fit aussitôt Amanda. A moins de dix mètres, à tribord et au vent, Parisod leur annonça qu’ils cherchaient à comprendre comment un de leurs amis régatiers avait pu laisser son Toucan s’échouer sur la jetée, là derrière eux. Ce qui eut pour effet d’amadouer les pêcheurs.
Le plus âgé des pêcheurs, un barbu dans la cinquantaine, expliqua qu’ils répondraient volontiers aux questions mais qu’ils n’étaient pas sur place à l’époque. Le plus jeune était occupé aux manoeuvres. Il devait laisser sous la carène de leur bateau une profondeur idéale d’environ vingt-cinq mètres.
– Comment savez-vous ça? leur demanda Cordey.
– On a un sonar. Certains l’utilisent pour repérer le poisson. Nous c’est pour la profondeur.
– C’est autorisé? demanda-t-il à Parisod sans se faire entendre des pêcheurs.
Ça l’était à présent. Les conditions posées furent acceptées. Le pêcheur répondrait aux questions. On discuta un peu de pêche, la période idéale pour la truite, avec peut-être un ou deux brochets.
– Le Toucan échoué, ça vous dit quelque chose?
Le barbu leur avoua qu’ils étaient au courant. Un des pêcheurs qui a découvert l’épave a arrêté le métier et déménagé, l’autre est décédé.
– Mais je peux peut-être vous aider, ajouta-t-il. C’était vers onze heures. On en a beaucoup parlé dans les buvettes. La truite n’aime pas la clarté. Alors on se lève tôt pour arrêter vers 9 – 10h. On ramène le poisson, on range les lignes et on rentre. C’est sur le chemin du retour au port, donc vers 11h, qu’ils ont vu l’épave. Le plus jeune, Gaston il s’appelle, celui qui n’est plus, a pris les jumelles. Il n’y avait aucun doute. Le voilier était couché sur le flanc. Ils sont allés voir et ont appelé la police qui est venue aussitôt. Il n’y avait personne dans le cockpit ou à proximité.
– Ont-ils été auditionnés? demanda Cordey.
– Bien sûr. Ils ont continué leur route. Au port les attendait un gendarme. Le temps qu’ils déchargent le poisson et rangent les filets, le flic a fait le rapport. J’ai bien connu l’aîné, celui qui a déménagé.
– Savez-vous ce qui s’est passé ensuite?
– Ben… un petit peu. J’étais au port quand le policier en uniforme est arrivé. Dans un port, ça passe difficilement inaperçu. Juste si la Tribune n’a pas accouru. On a fait une bouteille avec le sauvetage en attendant qu’ils nous racontent.
– Alors? fit patiemment le vigneron.
Cordey perdait peu à peu patience. La discussion d’un canot à l’autre n’était pas aisée. Il fallait répéter. Parisod tirait chaque ver du nez de l’homme comme s’il crochait lui-même chaque ver à sa ligne.
– Il nous a raconté.
Les pêcheurs étaient attentifs à leurs lignes, à leur prise, au fond marin.
– A-t-on parlé d’une bouteille trouvée à l’intérieur ou à proximité de l’épave?
– Il y en avait une, bien sûr.
Cordey retenait sa respiration.
– Une désirée? demanda le vigneron.
– Je crois, oui, c’est important?
– Cassée?
– Non, elle se trouvait encore dans le cockpit. Avec les bouts, à fond de cale, sous le plancher dans un emballage thermique. Pourquoi?
– Etait-elle vide? pleine?
– Je sais pas. Pleine j’imagine, ou à peine entamée. Sans quoi il y aurait eu un préavis négatif. Personne n’a jamais parlé d’alcool, donc pleine, c’est sûr.
– On aurait meilleur temps de revenir à la pêche, proposa Parisod.
– D’accord, admit Cordey.
– Donc vous rentrez de la pêche à la truite vers onze heures?
– On a même fini avant. Fin juin, c’est une excellente période.
– Mais là, il est passé vingt heures.
– Tout juste Auguste! De bleu ça fait long comme questions.
– On aimerait comprendre.
– A c’t heure-là, on est en pleine pêche active. Le jour décroît, la truite remonte.
A quelques centaines de mètres, une série de six pavillons blancs posés sur flotteurs annonçait des nasses en profondeur.
– On doit dévier, cria l’autre pêcheur.
A SUIVRE…