Notre tilleul bien aimé (la fin d’un mythe)
Danièle Dufour | Il aura vécu des événements et vu tant de choses ce tilleul majestueux. Cet arbre indigène, de respect, dont les branches fortes et noueuses retombaient très bas, faisait la joie des enfants qui grimpaient dessus, celles des oiseaux qui aimait faire leur nid au sommet. Il a fait aussi la joie des amoureux qui ont gravés leurs initiales. Celles aussi, des Japonais qui l’ont tant photographié. Et des parents et des grands-parents qui l’ont simplement regarder avec admiration. Les sportifs recherchaient son ombre et sa fraîcheur. Il nous a inondés de son parfum et émerveillés de sa beauté. L’hiver, il a affronté la glace et sa froidure. Au printemps, ses bourgeons lui redonnaient enfin un peu de vigueur. L’été, il a transpiré de la chaleur et l’automne, il commençait à perdre ses feuilles comme nous perdons nos cheveux. Il a surmonté le tonnerre et les éclairs, la grêle et le vent ne l’ont pas épargné. Mais il est resté perturbé par la pollution. Il est également épuisé par les saisons qui sont de plus en plus dérangées, anéanti par le stress quotidien. Il est maintenant vieux, ridé, rongé, desséché et attaqué par les monstrueux verts du bois. Malade, il peut tenir encore longtemps, mais il peut aussi s’effondrer, car il commence à être carié de l’intérieur. De la mousse se répand sur son écorce crevassée comme un tartre récalcitrant, il est devenu lourd et fragile en même temps, c’est qu’il a 200 ans, le bougre. Pourtant, on dit qu’un tilleul met 300 ans à pousser, 300 ans à vivre et 300 ans à décliner. Mais celui-ci est exposé à toute sorte de gaz de voiture, d’eau et d’intempéries et ainsi sa durée de vie est devenue frêle.
Je parle de lui comme au passé parce qu’on peut très bien le perdre plus vite qu’on ne le pense. Il sera décapité et mit sur le bûcher pour finir en charbon de bois, ce qui fera le plaisir des dessinateurs. Nous, nos parents, nos grands-parents et nos arrière-grands-parents ont tant aimé ce tilleul et nous le saluons encore et toujours. Il en aura entendu des chuchotements, des pleurs et des rires. Il a vu et entendu bien des secrets qui ne se répétaient pas, mais se sera régalé du spectacle des fêtes de la fanfare de ce village; Le discours du 1er août dont l’armée tenait le drapeau suisse, les exercices des gymnastes, les danses folkloriques des pays slaves, les départs et arrivées des courses du tour de Chexbres, et l’inauguration du train jaune des vignes ainsi que Saint Nicolas et son âne. Les bœufs de Pâques attendaient leurs ventes laissant sur l’asphalte leur porte-bonheur pendant que leur propriétaire discutaient de leur prix et se rinçaient le gosier au café Central. Il aura vu plusieurs chefs de gare, entendu beaucoup de cris, beaucoup de rires de gens heureux autour d’un verre et le défilé des voitures de mariage. Et surtout, le tableau somptueux des montagnes et du lac dont le reflet du soleil miroitait jusque dans son cœur. En fait, le village ne sera plus le même, le jour de son abattage. Je ne saurais imaginer un seul instant sans lui, je serais perdue comme des milliers de gens. La beauté de cet arbre que je voyais depuis ma maison restera légendaire, le jour où la fin de sa vie sera arrivée, j’espère ne plus être là, pour ne pas voir ça.