Lausanne: l’extraordinaire mais problématique collection Bührle
Pierre Jeanneret | L’ensemble de peintures rassemblé par Emil Bührle (1890-1956) pendant les vingt dernières années de sa vie est l’une des plus remarquables collections privées au monde. Une ombre plane cependant sur ses origines, d’abord financières. D’origine allemande, Emil Bührle s’installe en Suisse en 1924. Il transforme la fabrique de machines-outils d’Oerlikon
en une fabrique d’armements. Il va acquérir sa fortune comme marchand de canons, notamment par des ventes massives à l’Allemagne hitlérienne et à ses alliés. Cet argent lui permet d’acheter sa prodigieuse collection d’art, dont treize «œuvres spoliées» pendant la guerre à des familles juives dans les territoires occupés, qu’il devra restituer à la fin du conflit… mais dont il rachètera une partie. Ignorait-il vraiment l’origine de ces tableaux, comme en jugera le Tribunal fédéral en 1951? Il faut reconnaître que la Fondation Bührle s’attache aujourd’hui à jeter toute la lumière sur cette époque. Une salle dans les combles de l’Hermitage lui est d’ailleurs consacrée.
Ce rappel historique nécessaire étant fait, concentrons-nous sur la succession de chefs-d’œuvre que le visiteur pourra admirer. La première salle est dévolue aux portraits. On peut y sentir une certaine continuité entre Frans Hals au XVIIe siècle et Camille Corot ou Gustave Courbet au XIXe. Mais l’essentiel de l’exposition est consacré aux impressionnistes, que Bührle appréciait tout particulièrement. Les paysages, peints en pleine nature, revêtent une importance majeure dans cette école picturale. On remarquera surtout l’admirable Champ de coquelicots près de Vétheuil de Claude Monet, où quatre personnages sont noyés dans un océan de fleurs rouges. Sans oublier Sisley ni Pissarro… Dans la salle 3, il faut s’arrêter devant les natures mortes, aux sujets similaires, d’Henri Fantin-Latour et de Paul Cézanne, suspendues côte à côte. Le premier peint ses fleurs de manière très réaliste, à la manière des peintres hollandais du XVIIe siècle ou de Chardin au XVIIIe, alors qu’avec Cézanne s’annonce résolument l’art moderne.
Au 1er étage, voici Edgar Degas et Auguste Renoir, dont le portrait de la petite Irène Cahen d’Anvers, tout de délicatesse et de mélancolie, est particulièrement touchant. La salle principale est consacrée aux tableaux qu’Emil Bührle considérait comme les chefs-d’œuvre de sa collection. Parmi eux, deux tableaux célèbres, Le semeur, soleil couchant de Van Gogh, où l’astre est une véritable boule de feu, derrière le paysan qui symboliquement sème l’avenir, et Le garçon au gilet rouge de Paul Cézanne. Une autre salle est réservée à Edouard Manet, le père de l’impressionnisme.
Au sous-sol, on trouvera une peinture plus moderne. D’abord celle des Nabis. Au contraire des impressionnistes qui s’intéressaient à la lumière extérieure, Pierre Bonnard et Edouard Vuillard s’attachent aux effets produits à l’intérieur par des lampes, d’où le caractère intimiste de leurs œuvres. Même s’il avait des goûts plutôt classiques, Emil Bührle ne dédaignait pas l’avant-garde, tant qu’elle ne relevait pas de l’art abstrait. On terminera donc en beauté avec Modigliani, l’expressionnisme de Chaïm Soutine et surtout un remarquable Picasso, qui conjugue représentation figurative et cubisme. On ne manquera pas cette exposition unique, qui ira ensuite au Japon, puis dont les toiles rejoindront le bâtiment en construction qui servira d’extension au Kunsthaus de Zurich.
«Chefs-d’œuvre de la collection Bührle», Fondation de l’Hermitage, Lausanne, jusqu’au 29 octobre.